Le délai repoussé aux calendes grecques?
La question se pose de savoir si le Canada sera un jour prêt à élargir l’aide médicale à mourir aux cas fondés uniquement sur des troubles psychiatriques.
Pour l’instant, il semble que les Canadiens devront attendre, au moins jusqu’après le prochain cycle électoral, mais le ministre de la Justice affirme que cela se produira.
« Il n’y a rien de plus conséquent ou de plus significatif que de décider du contexte, des circonstances et du moment du décès d’une personne », a déclaré le ministre Virani dans une récente entrevue sur le balado de l’ABC National. « C’est, par définition, une décision sur laquelle vous ne pouvez pas revenir. Nous allons donc nous assurer que nous sommes prêts à le faire d’une manière appropriée ».
Le gouvernement Trudeau a précipité l’adoption par la Chambre des communes du projet de loi C-62 visant à retarder l’expansion de trois ans supplémentaires, et tente maintenant de le faire adopter par le Sénat. Une première prolongation a été votée l’année dernière afin de laisser suffisamment de temps aux systèmes de santé provinciaux pour se préparer.
La prolongation a suscité des opinions partagées. L’ancien sénateur James Cowan, ancien président de Mourir dans la Dignité Canada, a déclaré que l’idée derrière le report initial était d’obtenir une liste des choses accomplies et à accomplir.
Aujourd’hui, le gouvernement prétend que le système n’est toujours pas prêt, mais Me Cowan ne comprend pas exactement ce que cela signifie. En vertu du partage des pouvoirs, les provinces devraient décider comment fournir les services et si elles doivent ou non les fournir, ajoute-t-il. Le rôle du gouvernement fédéral devrait se limiter à modifier le Code criminel.
En fin de compte, selon Me Cowan, tout cela équivaut clairement à une violation de la Charte. « Comment pouvez-vous caractériser cela autrement que de dire que nous ne pensons pas que les personnes atteintes de maladie mentale sont compétentes pour prendre une décision par elles-mêmes »?
Kerri Froc, professeure de droit à l’Université du Nouveau-Brunswick, s’oppose à cette expansion, car les circonstances sexospécifiques risquent de contribuer à ce que les femmes demandent de manière disproportionnée l’AMM pour des troubles psychiatriques.
« La question pourrait être : “Pourquoi?” », déclare Me Froc. « Si nous n’avons pas une bonne théorie expliquant pourquoi, nous devrions faire une pause et y jeter un coup d’œil ».
Me Froc a soutenu une proposition de résolution, rejetée plus tôt ce mois-ci lors de l’assemblée générale annuelle de l’Association du Barreau canadien, dont l’objet était de réviser sa position sur l’accès à l’AMM aux personnes dont le seul problème médical est une maladie mentale. Plus précisément, Me Froc a exprimé ses inquiétudes quant au fait que l’élargissement pourrait avoir un impact disproportionné et sexospécifique et risque de violer l’article 15 de la Charte.
Elle s’inquiète également de l’existence d’une répartition similaire des demandes d’AMM au Canada pour des affections non terminales correspondant, selon certains chercheurs, au paradoxe de genre selon lequel davantage de femmes tentent de se suicider tandis que davantage d’hommes y parviennent. Il existe une préoccupation réelle que les taux de suicide chez les femmes seront plus élevés en raison de l’AMM.
Le sénateur Stan Kutcher, qui a pratiqué à titre de psychologue clinicien pendant plus de 35 ans, rejette cet argument comme étant une erreur syllogistique.
« Il est dit que toutes les dispositions relatives à l’AMM sont des décès provoqués par la personne, que tous les suicides sont des décès provoqués par la personne, donc l’AMM est un suicide », illustre Dr Kutcher. Nous ne pouvons pas assimiler quelqu’un qui choisit de mettre fin à ses jours en raison d’une maladie mentale à un pilote kamikaze ou à auteur d’attentat-suicide à la bombe, explique-t-il. « Ce n’est pas du tout la même chose, mais les gens ont délibérément obscurci le concept d’AMM parce que c’est un appel émotionnel. »
Par ailleurs, de nombreux groupes de défense des droits des personnes handicapées continuent de faire part de leurs inquiétudes concernant l’expansion de l’AMM, notamment ce qu’ils considèrent comme un manque de consultation et de compréhension de leur expérience.
« Les choses se corsent avec l’expansion pour maladie mentale simplement parce qu’il n’existe pas de politique fondée sur des données probantes dans ce domaine », explique Me Froc. Selon une étude qu’elle cite, un psychiatre a moins de 50 % de chances d’avoir raison lorsqu’il prévoit qu’une personne souffrant de dépression résistante au traitement ira mieux.
Dr Kutcher rétorque que cette ligne de pensée impose des normes plus élevées en matière d’AMM pour les troubles psychiatriques que pour toute autre affection, ce qui équivaut à de la discrimination.
« En médecine, l’irrémédiabilité est liée à la capacité de prédire, explique Dr Kutcher. Pour un patient individuel, je ne peux pas prédire avec certitude à 100 % votre pronostic. » De plus, le consensus en médecine est presque impossible, donc pousser l’argument jusqu’à sa conclusion logique signifierait que nous ne devrions permettre à personne d’accéder à l’AMM.
« L’argument selon lequel nous devons empêcher l’AMM parce qu’il n’y a pas de consensus est non seulement irrationnel, mais aussi discriminatoire », dit Dr Kutcher.
Cependant, selon Froc, le raisonnement dans l’arrêt Carter, la décision de la Cour suprême du Canada qui a annulé les interdictions du Code criminel concernant le suicide assisté par un médecin, ne s’étend pas à la maladie mentale.
« Il y a aussi des problèmes à considérer cela comme une question de droit à l’égalité alors que la communauté elle-même en quête d’égalité dit que cela va engendrer une dévaluation de nos vies, dit Me Froc. Il n’y a pas de position neutre ici. Soit l’État protège les personnes vulnérables en utilisant le droit criminel dans le cas du gouvernement fédéral, soit il fournit ces services ».
Pour sa part, Dr Kutcher souligne les critères d’éligibilité limités pour recevoir l’AMM pour les troubles psychiatriques. « Nous parlons d’un petit groupe de personnes », dit-il. « Il y a eu une campagne de désinformation de la part des opposants qui disent qu’on peut sortir dans la rue et obtenir l’AMM parce qu’on se sent déprimé, c’est complètement absurde », ajoute Dr Kutcher.
Dr Kutcher critique également le processus du comité mixte mis en place pour étudier l’état de préparation du Canada à l’expansion. Il faisait partie d’un groupe en désaccord avec le rapport principal déposé ce mois-ci.
Selon lui, une fois que les critères du gouvernement fédéral seront remplis, il devrait être possible de modifier le Code criminel en toute confiance et de permettre à la clause de temporisation relative au report de l’expansion de prendre effet. « Le comité n’a pas étudié ces critères. Ils ont entendu les témoignages d’experts et d’expertes selon lesquels tout avait été fait comme prévu par le gouvernement fédéral, et le comité a complètement écarté leur témoignage sur la base de trois médecins qui ont argumenté sur leurs propres critères de préparation. »
Le comité a également constaté que certaines provinces étaient prêtes pour l’expansion, raison pour laquelle Dr Kutcher conteste les affirmations selon lesquelles les provinces étaient « unanimes » pour avertir Ottawa qu’elles n’étaient pas prêtes. Pourtant, le mois dernier, les ministres de la Santé de la Colombie-Britannique, de l’Alberta, de la Saskatchewan, de l’Ontario, du Nouveau-Brunswick, de l’Île-du-Prince-Édouard, de la Nouvelle-Écosse, du Nunavut, des Territoires du Nord-Ouest et du Yukon ont demandé à Ottawa de reporter indéfiniment l’élargissement de l’admissibilité.
Dans sa dissidence au rapport du comité mixte, le sénateur Pierre Dalphond a appelé le gouvernement à saisir directement la Cour suprême du Canada par « mesure de compassion »
Selon lui, il a fallu quatre ans pour que la décision Carter soit traitée par les tribunaux dans le cadre d’une procédure accélérée. « Il faudra quatre ou cinq ans pour retourner devant la Cour suprême si nous nous en remettons à une contestation constitutionnelle », déclare-t-il. « Ces personnes souffriront sans fin, et s’il s’avère qu’elles ont raison, toute cette souffrance n’aura pas été nécessaire ».
Me Dalphond ajoute qu’un renvoi direct pourrait contourner toute tentative d’un gouvernement de s’en remettre aux tribunaux pour faire traîner une décision sur l’expansion. Une décision de la Cour suprême pourrait ainsi être attendue d’ici un an, avant les prochaines élections fédérales.
« Je n’aime pas l’équilibre consistant à dire “oui, vous avez un droit, mais cela vous est refusé parce que le système est défectueux d’une manière ou d’une autre, ou parce que nous devons vous protéger en tant que groupe”; cela manque de nuance comme l’exige la loi », déclare Me Dalphond. « La Cour suprême a déclaré dans l’affaire Carter que le système n’a pas besoin d’être parfait ».
Me Dalphond a admis qu’il n’a pas encore décidé comment il votera sur le projet de loi C-62 lorsqu’il sera examiné par le Sénat.
Pour sa part, Me Froc met en garde l’ABC d’éviter d’exagérer lors de l’analyse des implications de la prolongation de l’AMM sur la Charte.
« Je ne suis pas une évangéliste qui dit que cela ne devrait jamais être le cas. Je regarde les données et je constate qu’il y a d’énormes obstacles à surmonter en termes de développement de critères, mais nous ne les avons certainement pas maintenant », dit Me Froc.
Cheryl Milne, membre du Groupe de travail sur la fin de vie de l’ABC, s’est opposée à la résolution révisant la position de l’ABC.
« La résolution initiale adoptée par l’ABC en 2016 était tout à fait raisonnable et permet au Groupe de travail sur la fin de vie d’aller de l’avant et de défendre les intérêts des personnes atteintes de troubles psychiatriques ».
« C’est un très petit nombre de personnes qui pourraient accéder à l’AMM, mais cela protège leur autonomie pour prendre des décisions en fonction de leur capacité ».
Me Milne ajoute que la Cour suprême ne nous a pas rendu service en ne se prononçant pas sur les questions liées à l’article 15 dans l’affaire Carter, car elle a laissé ouvertes des questions sur les droits à l’égalité.
« Un renvoi à ce sujet pourrait être utile, déclare Me Milne. Une attente de trois ans, compte tenu du fait qu’il y a déjà eu une longue attente et que de nombreux rapports d’experts ont déclaré que le gouvernement devrait aller de l’avant dans ce domaine, c’est un peu long. Des personnes souffriront dans l’intervalle, »