La sobriété sans préjugés
International Lawyers in Alcoholics Anonymous permet aux juristes et aux juges d’obtenir de l’aide auprès de leurs pairs, sans craindre de rencontrer une personne qu’ils ont poursuivie, défendue ou emprisonnée

Michèle S. a commencé à boire à l’âge de 12 ans.
« C’est lié à l’incapacité à faire face à la douleur que l’on ressent », explique cette consultante de Calgary et ancienne juriste, qui a demandé à ce que seule l’initiale de son nom de famille soit utilisée, conformément au protocole des Alcooliques Anonymes.
Elle a continué à boire pendant ses études en droit et pendant les deux décennies suivantes de travail intense dans une profession où les taux d’alcoolisme sont surprenants.
« C’est la solution pour être plus amusante. C’est la solution pour ne pas se sentir seule, dit-elle. C’est la solution pour s’intégrer. »
Du moins, c’est ce qu’elle pensait jusqu’au jour où elle s’est réveillée et a réalisé que ce n’était plus le cas.
« C’est un moment de grâce, un moment de clarté qui se produit lorsque l’on se dit : Wow. Je crois que je dois arrêter ou ça va me tuer. »
Elle a assisté à une réunion des AA et est maintenant sobre depuis 30 ans.
En tirant parti de sa propre expérience, elle participe maintenant à l’organisation d’une conférence qui se tiendra du 3 au 5 octobre à Banff pour International Lawyers in Alcoholics Anonymous (ILAA).
Ce groupe mondial comprend des sections en Colombie-Britannique, en Alberta, au Manitoba, en Ontario et aux États-Unis. International Lawyers in Alcoholics Anonymous permet aux juristes et aux juges de commencer à assister à des réunions des AA avec leurs pairs avant d’assister à des réunions au cours desquelles elles ou ils pourraient croiser des personnes qu’ils ont poursuivies, défendues ou emprisonnées.
La section de Calgary compte à elle seule une cinquantaine de membres qui assistent aux réunions et 25 autres membres inscrits.
« Il m’est déjà arrivé d’aller à une nouvelle réunion et d’y croiser un client », relate Andy C., juriste à la retraite et président du conseil d’administration de l’ILAA.
« Il est étonné de me voir, et moi aussi, mais nous comprenons pourquoi nous sommes là. »
Selon lui, les juristes qui boivent ont souvent un besoin criant de tout contrôler, ainsi qu’une peur profonde d’admettre qu’ils n’y parviennent pas. C’est en partie pour cela que le stéréotype des juristes qui travaillent dur et qui adorent faire la fête est toujours d’actualité.
« Le ton est donné au sommet de la hiérarchie, de sorte que les associés principaux encouragent souvent par inadvertance ce stéréotype qui a vu le jour à la faculté de droit. »
Un problème qui touche l’ensemble de la profession
Une étude nationale sur les déterminants de la santé et du mieux-être réalisée en 2022 par la Dre Nathalie Cadieux de l’Université de Sherbrooke et financée par la Fédération des ordres professionnels de juristes du Canada et l’Association du Barreau canadien, a interrogé des juristes sur leur consommation d’alcool.
L’étude a révélé que 14,1 % des participantes et 17,5 % des participants ont décrit une consommation d’alcool « dangereuse ou nocive ». Dans le cadre de l’étude, 4,3 % des participantes et 7 % des participants ont également déclaré qu’il était « fort probable » qu’elles et ils aient une dépendance à l’alcool.
Michèle S. dit que toute personne qui pense avoir un problème d’alcool en a probablement un. Cependant, obtenir de l’aide peut être décourageant dans une culture où les horaires intenables sont récompensés et où le stress aigu est la norme.
« Les juristes sont confrontés à de nombreuses pressions et à un grand nombre de préjugés », dit-elle.
« Nous ne voulons jamais être moins que parfaits. Notre travail doit être parfait. Sinon, pourquoi travaillerions-nous 12, 16 ou même 18 heures par jour? Cela crée certainement des conditions qui favorisent l’alcoolisme ».
Andy C. est sobre depuis 1977.
« Les problèmes que je traversais s’accumulaient : accidents de voiture, épisodes embarrassants et trous de mémoire. »
Il a commencé à fréquenter les AA au cours de sa troisième année d’études de droit à l’Université de Toronto. Il a trouvé un parrain et s’est fait des amis pour la vie, ce qui lui a permis d’avoir « une vie professionnelle et personnelle très satisfaisante et très productive ».
Depuis, il a soutenu des centaines d’autres personnes, qu’il s’agisse d’étudiantes ou d’étudiants en droit, de juristes en début de carrière ou de juges galonnés.
Selon Andy C., les jeunes juristes ne devraient jamais présumer que les clients préfèrent traiter avec une personne qui boit avec eux. En effet, un homme d’affaires de l’Alberta l’a un jour pris à part et lui a dit que lui et plusieurs autres personnes lui demandaient des conseils juridiques parce qu’il ne buvait pas.
Les signes de lutte ne doivent pas être négligés.
« J’ai été associé-directeur d’un cabinet de juristes de taille moyenne et il est si facile d’ignorer les comportements dysfonctionnels lorsque les recettes sont bonnes et que tout semble aller pour le mieux », explique-t-il.
En ignorant le problème, celui-ci ne fait que s’aggraver.
Même si la rechute est malheureusement fréquente, la porte des AA est toujours ouverte.
« Nous les accueillons avec enthousiasme et amour », souligne Andy C.
La crainte du jugement
Le psychothérapeute torontois Doron Gold, ancien avocat en droit de la famille et avocat plaidant au civil, dit que la dépendance à l’alcool peut constituer un obstacle majeur au traitement ou même à la reconnaissance de la dépendance.
Il décrit la consommation d’alcool comme un mécanisme d’adaptation mésadapté qu’il peut être difficile d’envisager d’abandonner. La crainte du jugement est un autre obstacle pour les juristes.
« Ils ont peur que leur dépendance soit découverte. »
Certains de ses clients manquent le travail ou déplacent des dates d’audience parce qu’ils ne peuvent pas fonctionner, tandis que d’autres le consultent en raison de problèmes relationnels.
Bien que l’on soit de plus en plus conscient du taux élevé d’alcoolisme au sein de la profession, Doron Gold dit que les occasions de rencontres avec des bars ouverts et des soirées cocktails sont encore très répandues.
« Je connais des personnes qui se rendent à ces conférences autant pour la fête que pour la formation. »
Selon lui, des attentes plus humaines en matière de travail et de vie privée, en mettant l’accent sur l’excellence plutôt que sur une perfection inatteignable, seraient une « excellente solution » au problème.
« Étant donné que la perfection n’existe pas, nous avons affaire à un groupe de personnes qui ont constamment le sentiment de ne pas être à la hauteur. »
M. Gold souhaiterait également que davantage d’ordres professionnels utilisent d’autres mesures disciplinaires qui tiennent compte des problèmes de santé mentale et de la dépendance comme des facteurs atténuants.
« Ils ne devraient pas alimenter la stigmatisation en se montrant punitifs dans leurs enquêtes et leurs procédures disciplinaires. »
Combler un vide
Derek LaCroix, c.r., est directeur général du Lawyers Assistance Program of BC. Il est d’avis que la plupart des personnes qu’il rencontre dans ses fonctions ont perdu de vue leur raison de pratiquer le droit.
« Ces personnes commencent leur carrière de manière idéaliste ou elles souhaitent aider des gens. Mais après un certain temps, cela devient une question d’argent. “Combien ai-je gagné? Combien ai-je facturé?” »
L’alcoolisme et les drogues engourdissent ou remplissent ce vide jusqu’à ce que cela ne fonctionne plus.
« La première étape consiste à admettre son impuissance face à l’alcool et que l’on a perdu la maîtrise de sa vie, explique-t-il. Mais il est difficile de simplement en arriver là. »
Me LaCroix estime que la stigmatisation de la dépendance est encore plus difficile pour les femmes, qui apprennent à se cacher. Si un mauvais comportement chez un homme peut être mal vu, pour une femme, c’est « scandaleux ». C’est l’une des raisons pour lesquelles il souhaite changer la culture de la profession juridique.
Il est devenu sobre en 1986 à l’âge de 37 ans avec l’aide des AA, après des années passées à essayer de s’en sortir seul. Il a été agréablement surpris par les réactions.
« Ce n’était pas quelque chose de négatif. En fait, les réactions étaient positives. Les gens me disaient : "Wow, c’est incroyable ce que tu as fait." »
Les récits de rétablissement sont des sources vitales d’espoir, et Me LaCroix incite les juristes d’expérience, y compris les juges, à les partager ouvertement.
« Même si ce comportement est normalisé et qu’il y a cette crainte que tout le monde vous juge, ce n’est généralement pas le cas », dit-il.
« La plupart des juristes admirent les personnes qui demandent de l’aide et qui changent. »