Renforcer la résilience
Au moment où la souveraineté du Canada et nos institutions de confiance sont menacées, Bianca Kratt, la nouvelle présidente de l’ABC, estime que les juristes doivent se tenir debout, s’adapter aux nouveaux défis et s’outiller pour défendre la primauté du droit

ABC National : Selon vous, quel est l’enjeu le plus important pour le monde du droit en ce moment?
Bianca Kratt : La justice est un fondement de notre démocratie et de notre stabilité économique, et l’effritement de la confiance envers nos institutions menace aussi l’appareil judiciaire. Pour moi, c’est important de regagner et de solidifier la confiance du public. Les citoyennes et citoyens qui comprennent mieux leurs droits, leurs obligations et les institutions qui les protègent font davantage confiance au système judiciaire. C’est pourquoi nous devons continuer de lutter contre la mésinformation, d’informer le public et de veiller à ce que notre système fonctionne plus concrètement pour les gens et leur soit plus accessible.
On ne peut pas non plus ignorer le déclin de l’État de droit chez nos voisins du Sud. C’est une valeur phare pour l’ABC, mais ce n’est pas tout le monde qui lui accorde la même importance. Voilà pourquoi il faut continuellement en démontrer l’importance et rappeler que ce n’est pas qu’un exercice théorique – c’est la défense concrète des droits, des libertés et de la stabilité.
ABC : Face aux menaces croissantes envers la souveraineté du Canada et nos institutions les plus estimées, la profession juridique doit se montrer résiliente. Qu’est-ce que ça veut dire pour vous?
BK : Une profession juridique résiliente doit s’outiller pour protéger la primauté du droit, s’adapter aux nouvelles réalités, se tenir toujours prête pour ce qui s’en vient et s’ajuster à mesure que la situation évolue. Cela peut supposer de composer avec des ressources limitées et des retards judiciaires, de s’adapter aux nouvelles technologies et de gérer le déclin de la confiance du public envers nos institutions.
Quand on est résilient, on peut défendre les valeurs qui nous sont chères tout en continuant d’avancer. Nous revendiquons les ressources dont nos tribunaux ont besoin pour que nos juges soient en mesure de faire ce en quoi ils excellent : rendre justice dans les salles d’audience.
Il faut aussi penser au bien-être des juristes et les épauler dans les moments difficiles.
De plus, il faut utiliser les innovations, comme l’IA, de manière responsable et répondre aux attentes croissantes envers notre profession. Les changements technologiques font partie de notre quotidien, et il faut les accepter. Nous devons continuer d’apprendre sans compromettre notre éthique, et c’est pourquoi l’ABC travaille sur un plan d’action relatif à l’IA en vue de former les petits cabinets et les juristes autonomes, qui n’ont pas autant de ressources que les grands cabinets. Nous voulons fournir des outils qui garantiront que l’IA est utilisée de manière responsable.
ABC : Selon vous, le financement adéquat et soutenu est-il un facteur clé pour la résilience du système de justice?
BK : L’accès à la justice passe nécessairement par le financement étatique des tribunaux. Le manque de fonds entraîne des pénuries de personnel et des reports d’audience, ce qui mine la confiance du public. À l’opposé, si les tribunaux sont financés adéquatement, ils auront les ressources qu’il leur faut et le système de justice fonctionnera comme il se doit. Quand les gens voient qu’il y a des ressources en place et que les décisions sont rendues de manière impartiale et rapide, ils sont plus enclins à faire confiance au système.
L’ABC continuera de faire comprendre aux gouvernements que le bon fonctionnement du système judiciaire, ce n’est pas un dossier administratif de routine, c’est un pilier de la démocratie.
En parallèle, il faut sortir des sentiers battus et développer des programmes complémentaires qui amélioreront l’accès à la justice. Par exemple, si les délais d’audience sont longs, on pourrait envoyer certains dossiers en arbitrage, en médiation ou en résolution judiciaire des différends pour qu’une décision juste soit rendue rapidement. L’ABC croit aussi au potentiel des tribunaux spécialisés et des programmes de justice réparatrice, qui peuvent fournir des solutions communautaires et adaptées tout en allégeant le fardeau des tribunaux traditionnels.
ABC : Je sais que vous tenez beaucoup à aider les femmes à se faire une place. En quoi la résilience de la profession juridique dépend-elle de sa capacité à soutenir les femmes, à les garder et à leur permettre de gravir les échelons?
BK : C’est un projet à long terme, ça ne se résoudra pas en criant ciseau. Trop souvent, les femmes quittent la profession en raison du manque de flexibilité, du stress et des attentes élevées – auxquels s’ajoutent les responsabilités familiales, qui sont souvent principalement l’affaire des femmes. Beaucoup de femmes décident de prendre une pause pour élever leurs enfants avant de revenir travailler, mais certaines partent définitivement. Je trouve ça très triste. C’est important d’avoir des femmes sur les comités et comme associées en cabinet. La diversité des perspectives, qui enrichit notre profession, repose sur le soutien et la rétention ainsi que sur leur promotion aux postes de direction. Les femmes doivent exprimer leurs idées et participer aux discussions et aux décisions. Nous avons beaucoup à offrir, et je tiens vraiment à ce qu’on nous laisse contribuer.
Cette année, je vais rencontrer différents groupes, au pays et à l’étranger, pour discuter avec mes pairs de ce qui se fait pour la rétention des femmes.
J’espère aussi être un modèle pour celles qui ont parfois l’impression de ne pas avoir leur place dans la profession. Je veux qu’elles me voient et se disent « si elle y est arrivée, je suis capable moi aussi ». Je ne viens pas d’une famille de juristes. Quand j’ai commencé ma carrière, je ne parlais pas anglais. J’ai dû établir ma pratique moi-même, ce qui prend des années, de la résilience, de la passion et – surtout – des mentors et bienfaiteurs qui croient en vous, qui vous aident à briller et vous donnent confiance en vous-même. J’ai eu le privilège d’avoir des gens comme ça autour de moi au fil des ans, et j’espère que cette année, c’est à mon tour de redonner.
ABC : Comment déterminerez-vous si la prochaine année aura été un succès?
BK : Je ne sais vraiment pas comment on pourra mesurer la réussite de manière précise, mais je peux promettre que je vais me dévouer entièrement à ce poste. Pour moi, la réussite passera par l’engagement sincère. Je veux rencontrer autant de gens que possible, partout au pays, pour discuter de la façon de protéger la primauté du droit, de la résilience de notre profession et de l’importance de la confiance envers le système juridique.
Je veux rencontrer des représentants du gouvernement et leur expliquer notre réalité sur le terrain. Je veux rencontrer des magistrats pour écouter leurs préoccupations et défendre leurs intérêts.
J’aimerais aussi rencontrer des délégués et des homologues d’autres pays pour discuter des enjeux, échanger des idées et voir quelles solutions ont fonctionné ou non.
Ultimement, si je peux faire tout ça et orienter le débat d’une manière qui renforce notre profession et le système de justice, je serai fière de mon année.
ABC : Qu’est-ce que les gens seraient surpris d’apprendre à votre sujet?
BK : Je suis fascinée par les crimes non résolus.
Quand j’avais environ 10 ans, je regardais la série télé Dossiers Mystères. Juste à en parler, j’entends la musique familière dans ma tête! J’ai vraiment pensé devenir enquêteuse, mais quand j’ai compris qu’il fallait commencer au bas de l’échelle, à donner des contraventions pour excès de vitesse, j’ai décidé de faire carrière en justice autrement.
Je suis encore fascinée par l’état d’esprit et le fonctionnement du cerveau des meurtriers et des psychopathes, et tout autant par ce que révèlent les preuves et les processus. J’aime voir comment les enquêteurs assemblent les morceaux du casse-tête, voir leur démarche et voir à quel point ils sont près de trouver le tueur.
ABC : Avez-vous déjà pensé devenir criminaliste?
BK : Non, à cause de la barrière linguistique. Quand je suis arrivée en Alberta à 23 ans, je ne maîtrisais pas encore l’anglais. J’étais membre du Barreau du Québec, mais comme j’avais un diplôme en droit civil, je ne pouvais pas exercer ici. J’ai donc commencé comme assistante juridique auprès d’un avocat spécialisé en droit immobilier et en propriété intellectuelle, et j’ai découvert que j’aimais vraiment l’immobilier. Cet avocat m’a immédiatement confié des clients et des dossiers, ce qui m’a permis d’améliorer mon anglais et de constater à quel point ce travail me plaisait.
Quand je suis devenue avocate en Alberta, après avoir fait mon baccalauréat de common law à l’Université du Manitoba, je me suis concentrée sur le travail hors cour. L’idée d’aller au tribunal me rendait nerveuse : je m’imaginais que le juge allait me poser une question que je ne comprendrais pas et que je devrais l’admettre devant tout le monde. Donc, plutôt que d’aller en droit criminel, je suis allée vers ce qui me plaisait le plus : le droit immobilier, le droit bancaire et le droit des sociétés. Et aujourd’hui, je peux dire que je suis à ma place.