Passer au contenu

Bilan d'une année présidentielle

Un entretien avec Steeves Bujold qui nous parle des défis auxquels est confrontée la profession juridique.

Steeves Bujold

ABC National : Racontez-nous ce qui vous a le plus marqué durant votre année présidentielle.

Steeves Bujold : C’est à quel point nos activités sont importantes, vastes et diversifiées. Et à quel point notre association a des ramifications dans toutes les différentes régions du Canada. Dans les régions comme dans les grands centres urbains, on est vraiment partout. Pour le saisir véritablement, il faut se déplacer et aller à la rencontre de nos membres, parler avec eux de ce qu’ils font, de ce qui les passionne et de leurs projets. Il y a une grande fierté de faire partie de l’association. Nos membres ont à cœur la réalisation de nos objectifs, et nos membres sont très positifs et engagés, malgré tous les défis auxquels sont confrontés notre société et notre système juridique. L’expertise que possèdent nos membres est aussi impressionnante.

N : Comment évaluez-vous l’avancement de vos priorités ?

SB : C’est avec humilité que je dois répondre à cette question puisque les deux priorités que j’ai identifiées — la défense de l'indépendance judiciaire et des droits des personnes 2ELGBTQ+ — sont des enjeux qui existaient bien avant le début de mon mandat et qui évidemment lui survivront. Je ne prétends pas les régler une fois pour toutes, mais je suis fier de ce que l’on a accompli. J'ai systématiquement promu les droits des minorités sexuelles, en particulier des personnes trans et non binaires, tant au Canada qu'à l’étranger, y compris à l’Association du barreau international (IBA), où je poursuis mon engagement à titre de membre du Comité exécutif du LGBTQI+ Law Committee. Je voulais m’adresser à l'ensemble de la communauté juridique, pas seulement aux personnes déjà sensibilisées à ces enjeux, et faire un appel à l’action pour faire progresser les droits des membres de la communauté 2ELGBTQ +. Le legs le plus important et dont je suis le plus fier est la création du Groupe consultatif sur l’inclusion et l’accès à la justice des personnes trans, non binaires et de diverses identités de genre. J’ai des attentes importantes par rapport à leur travail, et je suis sûr que cela va laisser une marque indélébile sur l’association, la communauté juridique, et même sur la société canadienne. L’ABC peut être un leader sur cet enjeu comme on l’a été pour l’avancement des femmes dans la profession juridique il y a maintenant 30 ans.

N : Et sur la question de l’indépendance judiciaire ?

SB : C’est un sujet que j’ai abordé souvent et j’ai fait des appels à l’action partout au Canada et à l’étranger. L’ABC a organisé un sommet important en juin à Ottawa qui a été un franc succès, attirant une salle comble et réunissant des panélistes de qualité et qui ont su alimenter des discussions productives. On a vu apparaitre une communauté d’intérêts beaucoup plus grande entre les tribunaux et les médias qu’on n’aurait pu l’imaginer avant la conférence. D’une part, les tribunaux ont besoin de communiquer leurs activités, leurs besoins, leur mission à la population, et pour ce faire ils ont besoin des médias. D’autre part, les médias ont besoin d’un meilleur accès aux décisions judiciaires et à plus de vulgarisation pour bien comprendre comment le processus judiciaire fonctionne et l’implication des décisions qui sont rendues. Mais les deux souffrent de sous-financement, malgré leur rôle vital respectif qu’ils jouent dans notre société démocratique. Ils vivent quand même de grandes périodes de crise parce qu’ils ne peuvent pas toujours satisfaire les attentes des gens en termes d’efficacité et de réponse rapide aux besoins de la population. Cette discussion-là doit se poursuivre et au moins on a permis à ces constats-là d’émerger.

N : Quel devrait être le rôle de l’ABC dans tout ça ?

SB : L’ABC doit agir comme élément fédérateur et servir de forum où l’on peut dialoguer de tous ces enjeux-là, comme on se doit de l’être pour des associations qui visent des objectifs plus ciblés, ou plus régionaux, mais qui partagent des intérêts communs avec nous. D’avoir une association nationale comme la nôtre est absolument essentiel plus que jamais. Nous demeurons la seule association qui peut parler au nom de l’ensemble de la profession juridique canadienne tout en restant en constant dialogue avec les autres parties prenantes pour dégager des consensus et même aider ceux qui n’ont pas nécessairement nos ressources, nos contacts et notre expertise. Je vois le rôle de l’association au centre de toute cette constellation-là pour assurer un avenir dans lequel notre système de justice fonctionne bien.

N : Postpandémie, comment évaluez-vous l’état de la profession ?

SB : Je suis fondamentalement optimiste, et je répondrai qu’elle se porte bien. Du côté positif, il y a énormément de travail, et il n’y a pas suffisamment d’avocats pour tout accomplir. Cependant, les conditions de travail sont souvent difficiles. Le sous-financement, par exemple à l’aide juridique, et la complexité des dossiers par rapport aux ressources disponibles dans le système judiciaire nous posent de grands défis. Durant mon mandat, nous avons publié les résultats de l’étude nationale sur la santé mentale des juristes au Canada qui dépeint un tableau inquiétant de notre santé collective et identifie les défis liés à la pratique du droit. Heureusement, nous avons identifié des solutions pour redresser la situation. La profession se porte bien, mais il faut être conscient des enjeux, surtout en ce qui concerne la santé mentale des professionnels. L'attention doit également être portée sur les juristes en début de pratique et leurs conditions de travail si on veut attirer et conserver les meilleurs talents issus de chaque génération, pour que la profession reste vivante et dynamique.

N : Cette année, nous nous sommes beaucoup intéressés au rôle de l’intelligence artificielle au sein de la profession juridique. La profession est-elle prête à affronter les défis que vont poser ces technologies ?

SB : On ne peut pas arrêter la marche du progrès. La profession juridique a traversé de nombreuses révolutions technologiques avec succès. L’arrivée de l’intelligence artificielle est un autre chapitre, mais on ne sait pas actuellement à quel point elle va être révolutionnaire. Il est essentiel de s'adapter à ces technologies et apprendre à les utiliser de façon sécuritaire pour nos clients et pour notre pratique, tout en restant très, très proche d’elles. Les avocats ne seront pas remplacés par l’IA, mais ceux qui ne se tiennent pas à jour se verront remplacés par ceux qui sauront bien l’utiliser. Les besoins juridiques sont largement insatisfaits, donc les outils et systèmes qui améliorent l'efficacité et comblent ces lacunes sont les bienvenus. Maintenant, c’est une question de savoir comment les utiliser. Il faut y aller de façon ordonnée, précise et professionnelle, avec une bonne réglementation, une protection des données. Il faudra s’assurer aussi que l’on comprend bien ce que l’on utilise aussi, c’est ça le véritable défi avec cette technologie-là. Ça va prendre des investissements importants et un déploiement réfléchi, mais je suis sûr qu’on y arrivera.

Cette entrevue a été abrégée aux fins de publication.