Regard sur le monde post-pandémique
Entretien avec Stephen Poloz, ancien gouverneur de la Banque du Canada.
Stephen Poloz, maintenant conseiller spécial chez Osler, sera le conférencier principal lors de la prochaine conférence de l’ACCJE, qui se tiendra le 22 avril. Avant son allocution, il s’est entretenu avec ABC National au sujet du rôle de la politique monétaire versus celle de la politique fiscale pendant la relance économique, et pour nous partager ses points de vue sur le risque d’inflation, sur un possible retour des années folles des années 20 et sur la façon dont nous pourrons renforcer notre résilience dans le monde post-pandémie.
ABC National : Tout d’abord, qu’est-ce qui vous a poussé à intégrer un cabinet juridique à la fin de votre mandat de gouverneur?
Stephen Poloz : Vous savez, les économistes adorent raconter des blagues de juristes, peut-être parce qu’ils sont souvent eux-mêmes la cible de plaisanteries. Toutefois, j’aime vraiment le temps que je passe chez Osler. J’ai l’occasion de discuter avec des clients, souvent dans le contexte d’une réunion de conseil d’administration, et on me demande mes impressions sur ce que je vois dans l’économie. En tant qu’économiste, il est intéressant de passer du temps avec des équipes de direction et d’échanger des opinions sur ce qui se passe sur le terrain. Quand je travaillais à EDC et que j’étais gouverneur, je me suis rendu compte que j’apprenais davantage en partageant un repas avec des PDG locaux qu’en examinant tous les chiffres et modèles avec lesquels les économistes travaillent à longueur de journée.
N : Comment ces conversations ont-elles influencé vos décisions en tant que gouverneur?
SP : À titre d’exemple, quand les prix du pétrole se sont effondrés à la fin de 2014 et au début de 2015, nous étions convaincus que nous avions un problème. Mais en échangeant avec des sociétés, nous avons été en mesure de saisir la mesure dans laquelle les investissements souffriraient de cette crise. Ces relations nous ont permis de nous faire une idée de l’ampleur du problème et nous avons alors abaissé les taux, à la grande surprise du marché. En fin de compte, bien sûr, il y a eu un repli assez important de l’économie, mais celui-ci aurait été beaucoup plus considérable si nous n’avions pas réagi aussi rapidement.
N : Qu’entendez-vous aujourd’hui des dirigeants d’entreprise?
SP : Les gens ressentent de l’incertitude par rapport à ce que l’avenir nous réserve. Les oscillations du marché dues aux fermetures et aux réouvertures créent de l’incertitude dans de nombreux modèles d’affaires. Cependant, malgré tout, nous observons une énorme résilience. C’est le message que j’ai entendu dès le début, à partir de septembre dernier, lorsque j’ai rencontré des sociétés après m’être joint à Osler. Leur personnel travaillait à la maison et les résultats dépassaient largement les attentes. Le marché a d’abord fléchi, mais il a rebondi assez rapidement. Sur le plan macroéconomique, je m’attendais à ce genre de résilience, mais j’ai vraiment repris confiance en entendant leurs histoires sur le plan microéconomique.
N : Qu’est-ce qui vous a donné confiance sur le plan macroéconomique?
SP : Lorsque le séisme de la COVID-19 a frappé l’économie canadienne, celle-ci n’avait jamais été en aussi bonne santé depuis longtemps. Le taux de chômage était à son plus bas en 40 ans et l’inflation restait parfaitement maîtrisée. Si vous devez encaisser un choc, vous voulez que cela se produise quand vous êtes en parfaite forme. De la même façon qu’une personne en bonne santé a de meilleures chances de résister à la COVID-19, l’économie canadienne était prête pour un tel événement.
N : En examinant les indicateurs économiques dans la recherche de modèles, comment traitez-vous la possibilité d’événements qui ne se sont pas produits auparavant, ou du moins pas à cette échelle au niveau mondial?
SP : Il est vrai que les événements se sont bousculés, mais quand l’économie a reculé de vingt pour cent aux mois de mars et d’avril, ce n’était qu’une mesure de l’efficacité de la fermeture. Après un certain temps, nous nous sommes adaptés et nous avons pu relancer certaines activités. Nous avons finalement rouvert l’économie. Tout au long de ce processus, je me suis dit que ce ne serait pas une récession dans le sens habituel du mot. Ce serait une récession en termes arithmétiques, mais cela ne dit rien sur le comportement sous-jacent. Il ne s’agissait que d’un arrêt mécanique, puis d’une reprise. Il est possible de s’en rendre compte parce que tous les effets sont concentrés dans les secteurs qui ont été fermés. Ils ne s’étendent pas à d’autres secteurs. Il y a maintenant un débat parce que le secteur des ménages a économisé beaucoup d’argent, même si plusieurs d’entre eux sont en difficulté. Dans quelle mesure les choses vont-elles bouger lorsque nous retrouverons un semblant de normalité? Les années folles des années 20 feront-elles un retour en force, cent ans plus tard? Selon moi, la réponse est non.
N : Pourquoi donc?
SP : Il est probable que, en moyenne, les gens épargnent davantage qu’avant tous ces événements, et c’est aussi le cas pour les entreprises. Les ménages et les entreprises pourraient adopter des positions plus conservatrices sur le plan financier, ce qui contribuera à l’accroissement d’une certaine résilience de base.
N : Avez-vous des inquiétudes quant à la possibilité que nos économies fassent plus souvent l’objet d’arrêts mécaniques?
SP : Je m’attends à ce que nous soyons confrontés à plus de volatilité à l’avenir. Pour cette seule raison, nous devons investir pour renforcer la résilience. Le gouvernement a fait de l’excellent travail en réintroduisant des mesures qui sont susceptibles de renforcer très rapidement l’économie, notamment la Prestation canadienne d’urgence. Ce faisant, ils ont réduit de moitié la récession. Les banques aussi ont très bien fait cette fois-ci, bien mieux qu’en 2008. Après avoir remodelé l’architecture financière mondiale, les banques doivent maintenant détenir davantage de capitaux, ce qui leur permet de mieux résister à des chocs importants. Il ne fait aucun doute que les gouvernements devront revoir leurs positions financières pour être prêts à prendre à nouveau de telles mesures s’il le faut, mais ils auront probablement besoin de temps. Pour contribuer à la croissance de l’économie et au renforcement de la résilience, il y a des choses que les gouvernements pourraient faire, l’adoption d’un filet de sécurité automatique comme la PCU en étant un, ce qui est un peu comme une garantie de revenu de base. Ils peuvent investir dans l’infrastructure. Des garderies plus accessibles comme au Québec permettraient de stimuler la participation des femmes à la population active. Une autre mesure consisterait à amener les provinces à harmoniser toutes leurs différences interprovinciales. Les obstacles au commerce entre les provinces sont plus grands qu’entre le Canada et les États-Unis.
N : L’argent aujourd’hui est moins cher qu’il ne l’a jamais été. Est-il important pour les banques centrales de revenir sur la voie de la reprise des taux directeurs?
SP : Je n’aime pas commenter directement la politique monétaire actuelle, alors permettez-moi de dire que les banques centrales doivent revenir à quelque chose de plus normal en général. Mais nous savons tous que la « normalité » sera un taux d’intérêt relativement bas. Ils resteront probablement bas pour des raisons démographiques. Le taux de croissance de l’économie mondiale a baissé parce que la croissance démographique a diminué, alors que les baby-boomers comme moi quittent progressivement la population active. En conséquence, la politique monétaire a moins de marge de manœuvre qu’historiquement. La politique fiscale devra donc en faire plus, en moyenne, que jamais. C’est pourquoi je préconise l’adoption d’outils fiscaux automatiques à l’avenir. Il y aurait moins de pression sur les taux d’intérêt pour en faire le plus possible si un autre séisme devait survenir.
N : Il semble que les pressions inflationnistes ne vous préoccupent pas trop, ce qui ne semble pas être le cas pour tout le monde.
SP : [Rires] En fait, plusieurs facteurs existants donnent l’impression d’être inflationnistes. Mais rappelez-vous que la COVID-19 était comme une énorme bombe qui a explosé dans l’économie. Elle a créé un cratère, et si les banques centrales et les gouvernements n’avaient rien fait, nous aurions dû descendre dans le cratère pour en ressortir de l’autre côté. C’est ce qui s’est passé pendant la Grande Dépression des années 30. Au lieu de cela, nous avons essentiellement rempli ce cratère avec ce que nous appelons affectueusement de la liquidité pour que tout le monde puisse le traverser sur un bateau. Une fois sur la terre ferme, il est possible de vider le cratère de cette liquidité. Ainsi, tout cela ressemble à une politique inflationniste uniquement parce qu’elle compense un séisme déflationniste et, bien sûr, les gens s’inquiètent de ce point d’inflexion. Néanmoins, les banques centrales restent fidèles à leur stratégie et j’ai la ferme conviction que nous allons nous en sortir avec une inflation d’environ deux pour cent.
N : Pour changer de sujet, nous constatons que la Chine pousse pour lancer une monnaie numérique officielle. Y a-t-il un risque que le Canada réagisse trop lentement à la mise en circulation d’une monnaie numérique de banque centrale (MNBC) accessible au public?
SP : La plupart des grandes banques centrales travaillent sur de telles initiatives. La stratégie consiste à se préparer à lancer une MNBC si les conditions l’exigent. Si nous commencions à tout payer électroniquement et si un outil de paiement numérique offert par une société privée, comme le Diem de Facebook, devenait extrêmement populaire et commençait à supplanter certaines monnaies nationales, cela éroderait la capacité de la banque centrale à influencer son économie. Pour cette seule raison, elles doivent s’intéresser à cette éventualité. Mais je pense que la proposition de valeur d’un mode de paiement numérique s’érodera considérablement lorsque le système normal se jouera en temps réel. C’est pourquoi on ne voit pas les Australiens parler d’une monnaie numérique, eux qui ont déjà un système de règlement en temps réel, au téléphone ou en personne. Nous en aurons un au Canada dans un délai d’environ un an avec Interac et les virements électroniques. Je ne suis pas sûr de ce qu’une monnaie numérique ajouterait à cela. Cependant, la Banque du Canada affirme qu’elle sera prête le jour où l’un de ces modes de paiement numérique privés deviendra assez populaire pour que les gens qui utilisent notre monnaie exigent une MNBC. Le jour où ils le feront, tout le reste sera balayé par le vent, car vous ne pouvez pas reproduire la confiance qu’inspirent les dollars canadiens que vous avez dans vos poches.
N : Outre l’inflation et le renforcement de la résilience, qu’est-ce qui trouble votre sommeil?
SP : Je m’inquiète des conséquences de la troisième vague de la COVID-19 qui prend forme. Que se passera-t-il s’il y a une quatrième vague? Les autorités ont fait du bon travail pour assurer la stabilité et pour protéger les gens. Toutefois, vous savez, il y a des limites à ce qui peut être fait. Une autre chose qui me préoccupe est une crise de la dette des marchés émergents, car de nombreuses économies moins développées que nous ont beaucoup moins de résilience institutionnelle. En général, l’avenir devrait être plus volatile.
Cette entrevue a été révisée et abrégée à des fins de publication.