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Q & R avec Jennifer Koshan

Le professeur en droit partage ses réflexions sur l’ensemble disparate de lois canadiennes qui régissent la violence familiale.

Jennifer Koshan, professeure en droit, University of Calgary
Todd Korol

Jennifer Koshan est la lauréate du prix Ramon John Hnatyshyn 2020 de l'ABC pour sa contribution considérable à la réforme du droit dans le domaine des recours civils pour les victimes d'agression sexuelle. ABC National a rencontré la professeure de la faculté de droit de l'Université de Calgary pour parler des lois sur la violence familiale, de l'accès à la justice et des préoccupations concernant la formation des juges.

ABC National : Comment êtes-vous arrivé à travailler dans ce domaine ?

Jennifer Koshan : J'ai commencé ma carrière en tant que procureure de la Couronne dans les Territoires du Nord-Ouest et j'ai voyagé partout dans le Nord. C'était du travail très intéressant, surtout pour une jeune avocate. La courbe d'apprentissage était incroyablement raide, mais j'ai beaucoup travaillé sur des dossiers de violence contre les femmes. Cette période de ma vie m’a marqué, et je suis retournée à l'école pour compléter une maîtrise sur les questions de justice autochtone et de violence contre les femmes. Je me suis finalement retrouvée dans un poste d'enseignant.

N : Comment évaluez-vous, 20 ans plus tard, l'impact de votre travail sur les recours civils pour les victimes d'agression sexuelle ?

JK : Le projet concernait principalement le travail des juges, et non pas les réformes législatives en matière de violence sexuelle. Nous avons donc essayé de sensibiliser les juges aux préjudices causés par la violence sexuelle de manière à ce que les victimes soient mieux dédommagées. Une chose qui a changé depuis que nous avons livré notre rapport, c'est qu’on a éliminé, dans la plupart des provinces, les délais de prescription pour plaintes civiles en matière d’agression sexuelle et violence familiale. Il faut voir ça d’un œil positif puisque le système pénal a continué d'être très problématique pour les femmes en ce qui concerne la violence sexuelle. Les gens cherchent des solutions de rechange pour pouvoir obtenir justice.

N : Sur quoi travaillez-vous dernièrement ?

JK : Je travaille sur la violence familiale et l'accès à la justice. Je fais partie d'une équipe de cinq personnes qui recense, partout dans le pays, les différentes lois et politiques qui s'appliquent aux cas de violence familiale. En matière d'accès à la justice, il faut d’abord donner aux gens l'accès aux lois elles-mêmes. Il y a eu beaucoup de modifications législatives au cours des cinq dernières années. Par exemple, les lois sur la location résidentielle contiennent maintenant des dispositions relatives à la violence familiale, de sorte que les victimes peuvent résilier leur bail si elles sont victimes de violence. On reconnaît aussi dans certaines lois sur les normes du travail un congé, pour les personnes qui doivent s'absenter du travail pour recevoir des soins médicaux, des conseils ou assister à des procédures judiciaires. Nous essayons de recenser toutes ces possibilités et d'examiner les liens entre elles. Parce qu'il y a un ensemble disparate de lois et de politiques différentes, et donc forcément des lacunes dans la loi. Nous nous intéressons également à la manière dont les juges appliquent ces lois, car toute modification apportée à la loi — qu'il s'agisse de violence familiale ou d'agression sexuelle — n'est valable que si les personnes qui doivent l’appliquer le font réellement. J'ai également eu la chance de travailler avec des juges sur la formation judiciaire concernant les agressions sexuelles. Et je pense qu'il y a eu d'énormes progrès dans la reconnaissance des mythes et stéréotypes dans ce domaine. C’est moins le cas, par contre, du côté de la violence familiale.

N : Comment cela ?

JK : Il y a des mythes et des stéréotypes ancrés dans le système du droit de la famille, et on présume souvent que les femmes soulèvent des allégations de violence familiale parce qu'elles essaient d'obtenir un avantage dans les procédures de litige. Je ne dis pas que cela n'arrive jamais, mais, tout comme les mythes et les stéréotypes dans les affaires d'agression sexuelle, nous devons reconnaître qu’il faut éviter de faire ce genre de suppositions d’entrée de jeu.

N : C'est surprenant, quand même, car j'aurais cru qu'il y avait une certaine reconnaissance dans notre société que la violence familiale est un vrai problème.

JK : Je pense que vous avez raison. Mais nous avons toujours cette idée que les parents devraient passer le plus de temps possible avec leurs enfants. Et donc les tribunaux sont confrontés à des questions très difficiles. D'un côté, on leur dit qu'ils doivent s’attaquer sérieusement à la violence familiale, mais en vertu des lois sur la famille, les parents doivent avoir ce maximum de contact avec leurs enfants. C'est l'une des choses qui sont si intéressantes dans notre projet : nous devons nous intéresser à ces objectifs somme toute contradictoires. Réfléchissez aussi au système pénal et notre système de protection de l'enfance. Les deux ont pour objectif de protéger les victimes de la violence. Si les femmes ne quittent pas leurs conjoints, elles risquent de voir leurs enfants se faire appréhender par le système de protection de la jeunesse. Mais en droit de la famille, on leur dit qu'elles doivent assurer le plus de contact possible. Il y a une impasse là. L’autre problème c’est que les juges ne se parlent pas vraiment entre eux à travers ces différents systèmes.

N : C'est tout un défi dans un système judiciaire qui est déjà aux prises avec des gros problèmes de ressources et d'accès à la justice.

JK : Absolument. Et voilà pourquoi les tribunaux intégrés pour les affaires de violence domestique pourraient être prometteurs. Il y en a un à Toronto maintenant. Ils sont beaucoup plus fréquents aux États-Unis. Ce sont des tribunaux où un seul juge entend toutes les différentes questions auxquelles une famille est confrontée dans une affaire de violence familiale. Ils entendent donc l'affaire criminelle, puis les affaires familiales. Et il y a énormément de suivi par après afin qu’on puisse s'assurer que la sécurité demeure une priorité.

N : Il y a une nouvelle loi en Alberta, connue sous le nom de « Clare's Law », qui permettrait aux personnes à risque de violence familiale d'accéder à des informations sur les antécédents d'un partenaire intime. Vous avez fait part de vos inquiétudes à ce sujet.

JK : Oui, et j’aimerais préciser que ces lois ont des aspects très positifs. C’est du Royaume-Uni qu’on a emprunté l’idée. Au Canada, elle a d'abord été introduite en Saskatchewan et nous l'avons maintenant en Alberta. C’est vrai que cela pourrait être avantageux pour les femmes d'avoir accès à ces informations, surtout si cela les aide à prendre la décision de quitter un partenaire potentiellement violent. Mais elles doivent avoir recours aussi à des services de soutien solides, car on sait que la violence risque d’augmenter au moment de la séparation. Je m'inquiète des conséquences involontaires que tout cela peut avoir pour les femmes qui obtiennent des informations sur un partenaire violent, mais décident quand même de rester avec cette personne, pour des raisons de dépendance financière dans certains cas. Je crains que si elles agissent d’une manière contraire à ce que la société s’attend d’elles lorsqu’elles ont accès à ces informations, elles risquent de subir des conséquences négatives lorsqu'elles tentent d'utiliser le système judiciaire à d'autres fins.

N : Vous avez parlé de de la formation des juges. Qu’en pensez-vous des préoccupations exprimées par certains que cela risque de miner l'indépendance de la magistrature ?

JK : D'abord, tout le travail auquel j'ai participé jusqu'à présent, principalement avec l'Institut national de la magistrature, s’intéressait à de la formation de la plus grande qualité. Et j’étais ravie de voir à quel point les juges sont réceptifs à la formation sur des sujets difficiles comme la violence sexuelle. Et de mon point de vue, j'ai participé à des efforts de formation qui sont fondés sur une analyse factuelle. La Cour suprême du Canada a reconnu une quinzaine de mythes et de stéréotypes différents dans les affaires d'agression sexuelle. Mais le message ne s'est pas toujours rendu jusqu’aux tribunaux inférieurs. Il ne s'agit pas tant d’y voir une entrave à l'indépendance judiciaire pour amener les juges à trancher d'une façon particulière. Il s'agit plutôt de les aider à éviter ce qu’on a déjà reconnu sont des erreurs de droit. Ici on parle d’un contexte d'agression sexuelle, mais je pense qu'on pourrait dire la même chose de la formation des juges dans des domaines comme la violence domestique, par exemple.

N : Comment doit évoluer l'étude de la violence contre les femmes ?

JK : Je crois que nous devons avoir une stratégie nationale globale. Le gouvernement fédéral a mis en place un cadre pour la violence liée au genre, mais sur le plan juridique on n’approfondit pas assez – pas selon mon évaluation. Nous devons examiner comment les différents systèmes juridiques interagissent dans un contexte devenu incroyablement complexe. Et les gouvernements doivent constamment surveiller les choses pour s'assurer qu'il n'y a pas de conflit entre les lois, pas de lacunes, et pas de pièges pour les victimes. Parce que les différents systèmes ont chacun leurs propres exigences. C'est probablement vers cela que se dirige notre projet sur la violence familiale et l'accès à la justice : une recommandation pour l’élaboration d’une sorte de cadre national.

Cette interview a été révisée et abrégée aux fins de publication.