Entrevue avec Irwin Cotler
Irwin Cotler revient sur ses 12 années en politique fédérale au moment de quitter la Chambre des communes, de même que sur la lutte au terrorisme et le besoin de protéger les droits garantis par la Charte.
National : Vous ne serez pas candidat aux prochaines élections. Comment vous sentez-vous devant ce chapitre qui prend fin?
Irwin Cotler : Je suis l’un des plus vieux députés de la Chambre, sinon le plus vieux, et je sens que le temps est venu, pour employer un cliché, de passer le flambeau à une génération plus jeune. Je continuerai à être actif dans tous les enjeux dans lesquels je me suis engagé, incluant la défense de prisonniers politiques; je ne le ferai que de l’extérieur du forum parlementaire, plutôt que de l’intérieur.
N : En tant que ministre de la Justice, vous avez dû répondre à des préoccupations à l’égard de la loi antiterroriste présentée par les libéraux, le projet de loi C-36. Dans le cadre du débat entourant l’actuel projet de loi C-51, l’ABC a soulevé un certain nombre de préoccupations semblables à celles soulevées durant votre mandat. Comment le débat d’aujourd’hui se compare-t-il à celui de 2004?
IC : Le gouvernement a présenté le projet de loi C-36, la loi antiterroriste, le 15 octobre 2001, dans la foulée du 11 septembre. Je me suis levé le 16 octobre et j’ai dit que j’avais 10 questions relatives aux libertés civiles à l’égard de la législation du gouvernement. Anne McLellan, qui était ministre de la Justice à l’époque et qui avait été professeure de droit auparavant, a dit : « Asseyons-nous et voyons si nous pouvons en arriver à une sorte de vision commune ». Après des discussions intensives, nous avons convenu de répondre à sept de ces 10 préoccupations, et elle m’a dit : « Je sais que nous n’avons pas répondu à chacune des 10, [mais] je crois que c’est très bon ». Elle a dit : « Appuie le projet de loi. Peut-être que si tu es ministre de la Justice un jour, tu pourras t’occuper des trois autres. »
C’est exactement ce qui est arrivé. Quand j’étais ministre de la Justice, nous avons eu des audiences intensives. J’ai aussi rencontré le président de l’Association du barreau canadien sur une base régulière. Et la loi a changé […] par rapport à ce qui avait été proposé à l’origine. En fait, comme je l’ai [rappelé récemment] à un membre du comité parlementaire de l’époque, qui est l’actuel ministre de la Justice, Peter MacKay, « quand vous étiez membre du comité parlementaire, vous m’avez recommandé, alors que j’étais ministre de la Justice, qu’il devrait y avoir un mécanisme de surveillance. » Et j’ai répondu : « Vous avez raison, il devrait y avoir un mécanisme de surveillance ». Nous avons déposé un projet de loi pour établir un tel mécanisme de surveillance à l’automne 2005. Nous avons alors été défaits et il n’a jamais été mis en œuvre. C’est encore plus nécessaire aujourd’hui avec l’augmentation des pouvoirs en vertu de C-51.
N : Est-ce que les circonstances d’aujourd’hui requièrent des mesures extraordinaires, comme c’était le cas dans la foulée du 11 septembre?
IC : Le 11 septembre était un évènement transformateur, qui a changé l’ensemble des perceptions à l’égard de la menace terroriste internationale. Il y a eu un changement clair dans l’environnement terroriste mondial. Nous voyons aussi un peu de cela aujourd’hui. La mondialisation du terrorisme que représentent l’EI et tous les groupes amis et parfois concurrents a engendré une nouvelle menace terroriste, la déstabilisation du Moyen-Orient et le genre de situations où la menace terroriste a maintenant fait son entrée en Afrique du Nord, en Afrique de l’Est. Et il y a les changements dramatiques dans les moyens de transports et de communications, la technologie et tout le reste. Avec le 11 septembre, nous avons atteint un seuil stratégique. Je crois que nous atteignons un autre seuil stratégique aujourd’hui […], ce qui requiert des pouvoirs accrus et un partage d’informations entre agences du gouvernement. Mais tout cela doit être proportionnel à une surveillance accrue et une responsabilité accrue. Vous ne pouvez avoir l’un sans l’autre.
N : L’autre projet de loi important présenté par votre gouvernement est celui sur l’accès légal. Avez-vous des préoccupations sur cette question, en particulier dans la foulée des révélations d’Edward Snowden?
IC : Oh oui, j’ai des préoccupations. J’avais des préoccupations à l’époque. J’ai des préoccupations maintenant. J’ai déclaré lors des audiences en comité que je voyais le droit à la vie privée, tel que l’a décrit le juge Brandeis, comme le droit le plus étendu et le droit le plus valorisé par les hommes et les femmes civilisés d’aujourd’hui. Le Commissaire à la protection de la vie privée, Daniel Therrien, a aussi soulevé des préoccupations relatives à la vie privée. Et il est préoccupant que M. Therrien n’ait même pas été invité à témoigner devant le comité de la sécurité publique.
N : Comment réagissez-vous devant les nouvelles charges d’activisme judiciaire formulées par certains commentateurs à l’égard de la Cour suprême?
IC : Je crois que parfois nous ignorons que nous ne vivons plus seulement dans une démocratie parlementaire, avec les cours qui ont une fonction interprétative à l’égard des vicissitudes du fédéralisme. Nous avons eu, comme l’a dit le juge en chef Antonio Lamer lors du 10e anniversaire de la Charte […] une révolution juridique dans ce pays, comparable à la révolution de [Louis] Pasteur en sciences. Nous sommes passés de la souveraineté du Parlement à la souveraineté de la Constitution, et donné aux cours l’autorité de déclarer inconstitutionnelles des lois qui violent la Charte des droits et libertés. Ce n’était pas le cas auparavant. C’est une chose que, je le regrette, l’actuel gouvernement [n’a jamais] accepté.
N : Croyez-vous que le public canadien l’a accepté?
IC : Je crois que le public canadien l’a accepté. Tous les sondages ont indiqué que s’il y a un instrument emblématique dans ce pays, c’est la Charte des droits et libertés. Je me souviens, lorsque j’étais ministre et que je me promenais, je demandais aux gens, que ce soit des femmes ou des minorités, « êtes-vous en meilleure posture avec la Charte que vous ne l’étiez auparavant », et la réponse était invariablement « oui ». En ce sens, la Charte a eu un effet de transformation non seulement sur nos lois, mais dans nos vies.
Cette entrevue a été révisée et condensée aux fins de publication.