Demander aux États de rendre des comptes
Le professeur de droit Bernard Duhaime est le nouveau rapporteur spécial à l’ONU sur la promotion de la vérité, de la justice, de la réparation, du travail de mémoire et des garanties de non-répétition
Bernard Duhaime avait l’habitude de chasser des fantômes et d’ainsi aider à retrouver des milliers de personnes victimes de disparitions orchestrées par l’État. Aujourd’hui, il surveille les zones à risque de la planète où se produisent des violations flagrantes des droits de la personne et du droit humanitaire international à la suite de conflits et de la fin de régimes autoritaires.
En mai, l’ONU a nommé le professeur titulaire des droits de la personne à l’Université du Québec à Montréal comme rapporteur spécial sur la promotion de la vérité, de la justice, de la réparation, du travail de mémoire et des garanties de non-répétition. Dans son nouveau rôle, Me Duhaime traitera de questions juridiques très complexes et de questions politiquement délicates tout en encourageant la mise en œuvre des normes juridiques internationales qui sous-tendent les cinq piliers de la justice transitionnelle dans les sociétés en quête de progrès.
La justice transitionnelle, concept apparu à la fin des années 1980 et au début des années 1990 à la suite des changements politiques survenus en Europe de l’Est et en Amérique latine, n’est pas une forme spéciale de justice. Elle implique plutôt une série d’approches intégrées comportant des mesures judiciaires et non judiciaires adaptées pour répondre aux violations passées des droits de la personne de manière à contribuer à faire la lumière sur la vérité quant à ce qui s’est passé, à promouvoir la responsabilisation pour les violations passées, généralement par le biais de poursuites criminelles ou de commissions de vérité, et à garantir une réparation pour les victimes. Elle encourage également les efforts visant à préserver la mémoire historique et cherche à prévenir la répétition d’abus et de violations flagrantes des droits de la personne en s’attaquant à la racine de ces abus.
« Le rôle du rapporteur est de surveiller assidûment la façon dont les gouvernements adoptent ces mesures pour éviter que ce genre de chose ne se reproduise » explique Me Duhaime, ancien chef du Groupe de travail des Nations Unies sur les disparitions forcées ou involontaires et membre du Centre sur les droits de la personne et le pluralisme juridique de l’Université McGill.
« Cela peut prendre du temps et il est donc important que la communauté internationale, par l’intermédiaire des rapporteurs spéciaux, assure un suivi diligent ».
Il aura du pain sur la planche. Le monde est en proie à plusieurs tensions. Près de 100 pays sont engagés dans un conflit au-delà de leurs frontières, un record depuis 2008, selon l’Indice mondial de la paix 2024. Comme l’a noté le groupe de réflexion Institute for Economics & Peace, cela compliquera probablement les négociations pour une paix durable et prolongera les conflits. La montée des populistes d’extrême droite, qui ont un profond scepticisme à l’égard des organisations multilatérales comme l’ONU et un penchant éhonté pour le révisionnisme historique, rendra le travail de Me Duhaime encore plus difficile.
Un nombre croissant d’États nient ou minimisent le rôle qu’ils ont joué dans la perpétration de violence étatique. L’Argentine, par exemple, conteste le fait que plus de 30 000 citoyens ont disparu entre 1976 et 1983, prétendant que ce nombre se situe plus autour de 7 000. En Bosnie, les politiciens réfutent les affirmations selon lesquelles des massacres de musulmans auraient eu lieu à Srebrenica. D’autres administrations tentent de justifier les violations passées des droits de la personne en affirmant qu’elles étaient motivées par des raisons de sécurité nationale.
Dans certains cas, les États font marche arrière et remettent en question les mesures de justice transitionnelle adoptées. C’est le cas dans certaines régions d’Espagne, qui remettent en question les efforts de recherche de la vérité, de mémoire et de réparation pour les victimes de la guerre civile et des 36 ans de régime autoritaire de Franco.
« C’est complètement inacceptable et extrêmement dangereux », déclare Me Duhaime.
« C’est pourquoi ce type de procédure a été conçue : pour garantir que les atrocités ne soient pas oubliées et que toutes les mesures transitoires soient adoptées au profit des victimes. En 2024, on ne peut pas réécrire une partie de l’histoire récente pour tenter de gagner la sympathie de certains groupes de la population ».
L’année dernière, le prédécesseur de Bernard Duhaime, Fabián Salvioli, juriste et professeur argentin spécialisé dans les droits de la personne, a dressé un portrait lamentable de l’état actuel des choses. Il a écrit que de nombreux processus de justice transitionnelle sont « détruits » par des décisions politiques qui ont conduit à la « délégitimation » des actions de recherche de la vérité.
Me Salvioli a également déploré le manque d’impunité et de réparations complètes pour les victimes, le « maintien de cadres institutionnels » qui favorisent les violations, la disculpation des violations passées et l’absence ou le boycottage des initiatives de travail de mémoire.
Dans un rapport cinglant, Me Salvioli a souligné le fait que seulement environ 15 % des sociétés en transition ont mis en œuvre des réparations pour les victimes.
C’est ce que Geoffrey Dancy, expert en justice transitionnelle à l’Université de Toronto, décrit comme le paradoxe de la satisfaction. Plus vous recherchez ces mécanismes de responsabilisation, plus ils sont mis en place et fournis, et plus les personnes qui ont été victimes et qui ont vécu le traumatisme de la guerre sont insatisfaites.
« Elles sont capables d’exprimer davantage leur mécontentement, ce qui est positif », dit Geoffrey Dancy, spécialisé dans l’étude empirique des droits de la personne.
« Avant, il n’y avait pas d’exutoire. Maintenant, il en existe un, et avec cela vient tout un éventail de réponses. Nous ne devrions pas nous attendre à une réponse uniformément positive à ce type de mécanismes ».
Me Duhaime n’est pas en désaccord avec les constats de Me Salvioli, mais apporte toutefois quelques nuances. Le Montréalais de 51 ans reconnaît que dans de nombreux pays, la justice traditionnelle et transitionnelle est confrontée à des problèmes encore « très aigus ». Dans les pays asiatiques comme l’Indonésie, le Népal et les Philippines, les progrès en matière de justice transitionnelle restent lents, tandis qu’en Afrique, de nombreux pays se remettent encore d’un conflit ou d’une dictature.
Me Duhaime soutient néanmoins qu’il est rare qu’un État invite un rapporteur spécial pour ensuite « court-circuiter » complètement le processus. S’ils n’ont pas l’intention de participer à l’exercice, ils ne feront pas appel à un expert indépendant. Cependant, dit-il, les États qui invitent un rapporteur spécial à enquêter, évaluer, conseiller et formuler des recommandations ont souvent des gouvernements qui ont véritablement l’intention de trouver des solutions à des problèmes sociaux complexes et souhaitent être accompagnés par la communauté internationale pour montrer qu’ils font le nécessaire.
Me Duhaime est d’avis que les États qui rencontrent des rapporteurs spéciaux ont également l’obligation de traiter de bonne foi. Outre le droit international coutumier, 13 instruments juridiques internationaux clés guident le rapporteur spécial, ainsi que trois instruments traitant des enfants, deux sur le genre et un à l’égard des réparations.
« Lorsqu’un rapporteur spécial conclut qu’un État viole ou doit améliorer son respect d’une norme contraignante, l’État a en principe l’obligation de bonne foi de mettre en œuvre (ses) recommandations, car les États sont obligés de se conformer aux règles du droit international invoquées par les rapporteurs », explique Me Duhaime.
Dénoncer les violations, recommander des mesures à mettre en place et maintenir la pression sur l’État conduit « inévitablement » au changement.
Malgré les contretemps et les défis, Me Duhaime est convaincu que la justice transitionnelle a progressé au cours des deux dernières décennies. Les préoccupations concernant les victimes étaient en marge des mesures dans les années 1990. Aujourd’hui, l’approche privilégiée place les victimes au cœur du processus et leurs intérêts au cœur des négociations. Parmi les mesures fonctionnelles de justice transitionnelle qui garantissent le droit des victimes à la justice figurent les enquêtes criminelles et les procès des responsables. Les institutions internationales comme la Cour pénale internationale sont aujourd’hui bien plus actives qu’elles ne l’étaient il y a quelques décennies.
« Les acteurs qui sont au cœur de ces transitions, qu’il s’agisse des parties belligérantes dans un conflit armé ou des autorités d’un régime dictatorial, sont tout à fait conscients que leurs actions peuvent désormais faire l’objet d’enquêtes et de sanctions de la part de la communauté internationale… ou de l’exercice d’autres mesures prises par les tribunaux nationaux d’autres pays », explique Me Duhaime.
On peut se demander si les rapporteurs spéciaux entraînent ultimement un changement. Me Dancy prétend qu’ils identifient des problèmes importants, mais que ce qui est fait pour les résoudre demeure sans réponse.
« Ils ont probablement de l’influence, mais je n’ai aucune preuve pour le démontrer », dit-il, ajoutant qu’il estime qu’il est utile de concentrer l’attention internationale sur les États en pleine transition.
« Nous constatons que lorsque d’autres types d’enquêtes et d’organismes de surveillance sont présents, les réformateurs sont capables de faire plus de choses ».
Me Duhaime songe maintenant aux pays qu’il aimerait examiner de plus près. En tant que rapporteur spécial, il devra publier des rapports thématiques et se rendre chaque année dans deux pays en évolution sur invitation. Il y a actuellement un retard dans les demandes adressées à des pays, dont le Brésil, le Cambodge, la République démocratique du Congo et la Côte d’Ivoire, qui ont été faites par les rapporteurs précédents et qui sont toujours pertinentes. Pour l’instant, Me Duhaime attend l’autorisation de leur rendre visite.
« J’ai la chance d’avoir un pied dans le milieu académique et un pied dans l’action », dit-il.
« Lorsqu’on s’intéresse aux droits de la personne et au droit international et qu’on s’engage activement à prendre la défense de la population, on se retrouve entraîné dans des contextes politiques et historiques impressionnants ».
Luis Millán est un journaliste juridique indépendant primé basé à Wakefield, au Québec.