Prévoir le travail de la Cour suprême
Les analyses judiciaires, malgré leur attrait, pourraient en fin de compte ne travailler qu’au service de programmes politiques.
L’année dernière, la juge Ketanji Brown Jackson a passé trois jours à se faire remettre en question par la Commission judiciaire du Sénat lors de sa nomination à la Cour suprême des États-Unis. Alors que les questions des républicains du panel étaient principalement de typiques messages banals de mi-mandat sur les crimes violents et l’avortement, l’équipe du sénateur Josh Hawley avait effectué un peu de recherche.
« Dans chaque affaire de pornographie juvénile pour laquelle nous avons pu trouver des documents, la juge Jackson n’a pas respecté certaines des lignes directrices fédérales d’établissement de peines, favorisant des délinquants de pornographie juvénile », a publié sur X (anciennement Twitter) Josh Hawley, représentant républicain du Missouri, avant même le début de l’audience de la juge Jackson, citant neuf affaires de son mandat comme juge de cour de district fédérale.
La bombe statistique de M. Hawley s’est avérée être un pétard mouillé : le modèle de détermination de la peine de la juge Jackson était assez courant et M. Hawley lui-même avait voté pour confirmer des nominations judiciaires de juges adoptant un modèle de détermination de peine semblable. Les chiffres ne mentent pas. Cependant, les gens le font, et toute statistique dépouillée de son contexte peut être trompeuse.
L’analyse judiciaire est ce qui se produit lorsque des techniques modernes de traitement de l’information, comme l’apprentissage automatique, s’appliquent au travail de tribunaux, de juges et de juristes. Les entreprises qui offrent des services d’analyse judiciaire font des affirmations audacieuses, déclarant que leurs produits peuvent aider les juristes à élaborer des arguments en tenant compte de juges en particulier, ou encore suivre les « tendances décisionnelles » de juges ou prédire le temps qu’il faudra pour mettre le point final à une affaire. Un produit propose de dévoiler les « facteurs personnels » qui influencent les décisions de juges en particulier, y compris « leur valeur nette, leur éducation, leur expérience de travail et leur appartenance politique ».
« En discutant avec des juristes, nous n’avons pas l’impression que son utilisation est largement répandue au Canada, déclare Amy Salyzyn, professeure agrégée à la faculté de droit de l’Université d’Ottawa. Nous constatons cependant un intérêt croissant pour cette technologie. De plus en plus de données judiciaires sont numérisées et la technologie s’améliore. »
Les fabricants d’outils d’analyse judiciaire exagèrent-ils les mérites de ce qu’ils peuvent faire? Dans un nouvel article, Me Salyzyn et sa collègue Jena McGill, également professeure agrégée, soutiennent que même si la technologie est peut-être prometteuse pour analyser les tendances au niveau des procès de première instance, elle ne peut prédire la direction que prendra la Cour suprême du Canada.
Les outils commerciaux d’analyse judiciaire assurent le suivi du travail de juges individuels. Les juges de la CSC siègent toujours à un comité et leurs décisions sont rendues collectivement, même si ce n’est pas toujours par le biais d’un consensus.
« Bien que les auteurs de décisions puissent être officiellement des juges, le produit de leur travail ne leur appartient pas de façon exclusive », écrivent Mmes McGill et Salyzyn dans leur article, qui fait partie d’un recueil sur les données et sur la Cour suprême s’intitulant (De)Coding the Court.
« Cette dynamique de travail de groupe est incompatible avec l’utilisation d’outils d’analyse judiciaire pour établir le profil de juges individuels de la Cour suprême […] Tout juge dont le profil est établi pour entendre une affaire et rendre une décision sera accompagné de plusieurs autres juges (généralement huit), dont la totalité ou une partie peut avoir des préférences opposées ou contradictoires. »
Les outils d’analyse judiciaire pourraient être utilisés d’autres façons dans des causes de la Cour suprême, soutiennent Mmes McGill et Salyzyn. Ils pourraient repérer des tendances dans les autorités judiciaires et dans des sources d’information secondaires sur lesquelles le tribunal s’appuie, ce qui constitue du contenu utile pour tout juriste qui rédige un mémoire. Ils pourraient mettre à rude épreuve les chances de succès d’une demande d’autorisation d’interjeter appel. Ils pourraient être utilisés pour appuyer des requêtes en récusation. De telles requêtes sont confrontées à un « lourd fardeau » de la preuve, croient Mmes McGill et Salyzyn, mais les analyses pourraient cerner des tendances dans le travail d’un juge particulier susceptibles d’appuyer une allégation de partialité.
« Même si une telle preuve n’est pas admise dans le cadre d’une requête en récusation, écrivent-elles, il pourrait y avoir des répercussions négatives sur la confiance du public dans le tribunal si cette preuve est autrement rendue publique ». Tout cela met en évidence le problème sous-jacent que posent les analyses judiciaires : leur potentiel en tant qu’outil politique. Puisque la frontière entre la magistrature et la politique est beaucoup plus floue aux États-Unis, les audiences de confirmation de nomination à la magistrature ont tendance à être des contestations politiques à somme nulle. Tous les juges sont perçus comme des partisans et chaque nomination à la magistrature est une victoire pour un parti et une défaite pour l’autre.
Il n’est pas difficile d’imaginer que des outils d’analyse judiciaire soient utilisés comme des armes par des acteurs politiques pour discréditer des candidatures à des tribunaux ici au Canada, en particulier pour des nominations dont les enjeux sont élevés à la plus haute cour du pays. Les statistiques relatives à des décisions passées pourraient être dépouillées de leur contexte et déployées pour suggérer qu’un candidat particulier est « indulgent envers les criminels » ou tendancieux par rapport à une population précise.
« Quiconque utilise ces outils doit être conscient de leurs limites, croit Me McGill. Une statistique dépouillée comme “le nombre d’appels autorisés par la CSC a bondi de 35 % l’an dernier” n’a aucun sens sans le bon contexte. Il ne tient pas compte des occasions où le tribunal n’avait d’autre choix que d’accorder l’autorisation d’interjeter appel. »
L’incidence d’analyses politisées pourrait ne pas être ressentie de la même manière par tous les candidats, selon Me Salyzyn. « Les femmes ou les candidats racisés à la magistrature ont tendance à faire l’objet d’un examen politique beaucoup plus approfondi que les autres. Il existe la possibilité que ces outils se transforment en arme contre de tels candidats, créant un effet dissuasif. »
Il y a même un risque que l’analyse judiciaire puisse entraîner un effet « d’aplanissement » dans les décisions de la Cour suprême. La CSC occupe un espace unique en tant que principale cour du Canada. Elle s’intéresse à une analyse juridique novatrice et est moins assujettie à la jurisprudence que les tribunaux de niveau inférieur. L’analyse judiciaire encourage les plaideurs à engager le dialogue avec la Cour suprême en se fondant sur ses actions passées, ce qui peut réduire la probabilité que des approches créatives à des questions juridiques soient adoptées.
« Cela pourrait, par extension, conduire à moins d’arguments nouveaux et à la citation de moins de sources contemporaines, affirme Me McGill. La grande force de la common law est sa capacité à s’adapter à des situations sans précédent. »
Michael Spratt, avocat d’Ottawa spécialisé en droit criminel, n’aime pas la technologie. Il se dit convaincu que l’analyse judiciaire sera utilisée à des fins politiques au Canada, et que la confiance du public dans le système en pâtira.
« Il s’agit de l’importation d’une mentalité américaine dans un système judiciaire qui est très différent », déclare-t-il.
« Nous voyons déjà cela émerger dans le journalisme au Canada, des journalistes soulignant que la nomination de juges a été l’œuvre d’un conservateur ou d’un libéral. Cela fait constamment partie de la couverture de nos jours. Et il s’agit d’une forme paresseuse de journalisme parce qu’elle ne vous dit rien sur la personne. »
Utiliserait-il la technologie lui-même? Me Spratt affirme en voir l’attrait, car il est facile pour les juristes d’être surchargés d’informations et tout service apte à révéler des modèles cachés dans les données séduira des clients.
« Je ne les ai pas utilisés moi-même, dit-il. Je pense que les bons juristes les trouveraient tout à fait inutiles. Si vous avez la concentration et la préparation requises, ou si vous connaissez vos faits, la jurisprudence et le tribunal, vous n’en avez pas besoin. »