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Le juge en chef de la Cour suprême considère comme « préoccupantes » les menaces envers la primauté du droit

Il exhorte les juges, les juristes et le public à défendre l’indépendance de la magistrature et à dénoncer les attaques visant les institutions

De gauche : Leo Gordon, Tribunal du commerce international États-Unis, Richard Wagner, juge en chef, Arturo Prado Puga, Cour suprême du Chili, et Pierre Gilles Bélanger, professeur
De gauche : Leo Gordon, Tribunal du commerce international États-Unis, Richard Wagner, juge en chef, Arturo Prado Puga, Cour suprême du Chili, et Pierre Gilles Bélanger, professeur

Le très honorable Richard Wagner, juge en chef de la Cour suprême du Canada, tire la sonnette d’alarme quant aux menaces qui pèsent sur la primauté du droit et l’indépendance de la magistrature partout dans le monde.

S’adressant cette semaine aux participantes et participants de la Conférence « Démocratie, primauté du droit et indépendance » de l’Institut canadien d’administration de la justice, il a souligné les conclusions de l’indice de la primauté du droit 2025 du World Justice Project. Celui-ci révèle que, pour une huitième année consécutive, la primauté du droit recule dans la majorité des pays, et que ce déclin s’accélère.

« Nous voyons des tentatives de politiser les tribunaux, de miner la confiance du public envers nos systèmes de justice et d’affaiblir les institutions qui constituent les fondements de nos démocraties », a-t-il conclu.

« Ces tactiques sont profondément préoccupantes. »

Lors d’une table ronde antérieure, aux côtés d’Arturo Prado Puga, ministre de la Cour suprême du Chili, et de Leo Gordon, juge principal au Tribunal du commerce international des États-Unis, le juge en chef Wagner a souligné que certains pays très proches de nous voient leur démocratie « prendre la mauvaise direction au quotidien ».

Dans ce qu’il décrit comme des « temps troublants », les médias sont attaqués pour éviter le débat et les enquêtes, tandis que juges et juristes le sont en raison de leurs décisions ou pour avoir simplement exercé leurs fonctions.

Aucune démocratie n’est à l’abri

Dans le cadre des activités soulignant son 150e anniversaire, la Cour suprême a visité cinq communautés canadiennes afin de permettre au public d’interagir avec ses membres. À chaque occasion, le juge en chef Wagner dit avoir entendu la même question : existe-t-il un risque que ce qui se passe aux États-Unis se produise ici au Canada?

« Aucune démocratie n’est à l’abri. Nous ne faisons pas exception », a-t-il répondu.

« Mais je rappelle aux gens que nous avons une démocratie solide, de bonnes institutions, d’excellentes universités et des ordres professionnels de juristes très bien formés. »

Cependant, il insiste sur notre devoir collectif de défendre nos institutions et nos tribunaux, et demeurer vigilants face à la mésinformation et à la désinformation.

La Cour suprême a qualifié la primauté du droit de « principe fondamental » de l’architecture constitutionnelle du Canada. Le juge en chef Wagner rappelle qu’il s’agit du principe selon lequel la loi s’applique à toutes et à tous, sans exception. Nul n’est au-dessus des lois, qu’il s’agisse des juges, des responsables politiques ou de toute autre personne. Et nul n’est en dessous des lois.

La primauté du droit ne profite pas qu’aux juges et aux juristes : elle est essentielle à toute personne qui souhaite la stabilité sociale et économique, ainsi que la protection de ses droits et libertés.

« Si la loi ne protège pas tout le monde, elle ne protège personne. Toute personne assujettie au pouvoir de l’État doit être protégée par la loi », a-t-il souligné.

« Si une seule personne peut être soumise au pouvoir arbitraire de l’État sans contrôle judiciaire, les droits de toutes et tous sont menacés. »

Les juges et les professionnels du droit ont le devoir d’aider le public à comprendre que ces principes ne sont pas abstraits, mais façonnent leur quotidien, dit-il. L’éducation doit également faire partie de cet effort collectif, afin que la population comprenne pourquoi ces principes sont importants et ce qui est en jeu.

« Un déclin inquiétant »

Élément essentiel de la primauté du droit, l’indépendance de la magistrature doit être assurée à l’abri de toute influence économique ou politique.

« Une magistrature dépendante, assujettie aux autres pouvoirs gouvernementaux, ne peut s’acquitter de sa fonction vitale de contrôler l’exercice du pouvoir public », a rappelé le juge en chef.

Cette indépendance doit également résister aux pressions de l’opinion publique.

Bien que le droit doive évoluer pour refléter les changements sociaux, les tribunaux ne doivent jamais céder aux volontés du moment. L’indépendance de la magistrature constitue une garantie offerte au public, assurant que les décisions reposent uniquement sur les faits et sur le droit, ajoute-t-il.

Cependant, dans le monde entier, l’indépendance de la magistrature se trouve également au beau milieu « d’un déclin inquiétant ».

Le World Justice Project constate que 61 % des pays ont vu diminuer les limites imposées par le pouvoir judiciaire au pouvoir de l’exécutif, tandis que 62 % des systèmes de justice pénale et 67 % des systèmes de justice civile se révèlent de plus en plus vulnérables à l’ingérence gouvernementale.

Bien que discuter et critiquer les décisions judiciaires fasse partie intégrante de la démocratie, le juge en chef Wagner précise qu’il existe une manière de le faire sans attaquer personnellement les juges ni les institutions judiciaires.

« Les attaques contre l’indépendance et la légitimité de la magistrature ne sont pas que des préoccupations institutionnelles. Elles constituent des signaux d’alarme, les premiers pas vers le démantèlement des garanties constitutionnelles qui protègent notre démocratie. »

Chacun a la responsabilité d’être vigilant et de dénoncer les attaques contre nos institutions juridiques et démocratiques, y compris les médias et les associations du barreau. Mais, en tant qu’officiers de justice, les juristes du Canada ont une responsabilité particulière de soutenir et de protéger les tribunaux, et de dénoncer les attaques injustifiées les visant.

« J’ai été quelque peu troublé de constater que, dans certains pays, même des juristes ne se sont pas levés pour défendre la démocratie et l’indépendance. Ils ont rapidement tenté de négocier la paix avec l’exécutif de certains États », a-t-il déploré, faisant vraisemblablement référence à la réaction de certains grands cabinets américains face aux pressions exercées par l’administration Trump plus tôt cette année.

« Pour moi, cela va à l’encontre de la nature même de la profession. »

Mais, l’espoir ne se perd jamais.

Même s’il est facile, dans un contexte mondial marqué par l’incertitude politique et les tensions internationales, d’oublier ce que le Canada a en commun avec d’autres États où l’on s’emploie aussi à défendre la primauté du droit et l’indépendance de la magistrature, le juge en chef dit que cette conférence représente une convergence de valeurs partagées.

Et si le Canada n’est peut-être pas une superpuissance économique ou politique, il en est pourtant, selon le juge en chef Wagner, une superpuissance démocratique dont le système constitutionnel et la magistrature ont inspiré des démocraties émergentes ou établies partout dans le monde. Cette collaboration internationale continuera de renforcer ces fondements.

Défendre l’indépendance et dénoncer les attaques contre les institutions exigent du courage, mais ne pas le faire met « en péril notre liberté et notre démocratie ».

« Aucun d’entre nous n’est seul dans cet effort », a-t-il conclu.

« Si nous agissons ensemble, avec fermeté, loyauté et courage, la primauté du droit prévaudra. »