Le cri de ralliement de Rosalie Abella pour la primauté du droit
« Si nous, juges et juristes, ne protégeons pas la justice, alors la démocratie n’a aucune chance. »
La vie de l’ancienne juge de la Cour suprême, l’honorable Rosalie Silberman Abella, a commencé dans un pays où il n’y avait ni démocratie, ni droits, ni justice.
Cette origine a fait naître en elle une soif insatiable pour ces trois valeurs.
Elle est née à Stuttgart, en Allemagne, en 1946, après la Seconde Guerre mondiale, période au cours de laquelle ses parents ont passé plus de trois ans dans des camps de concentration. Son frère, qui n’avait que deux ans, les parents de son père et ses trois frères cadets ont tous été tués à Treblinka. Son père est la seule personne de sa famille ayant survécu à la guerre.
Les personnes ayant vécu cette épreuve se sentent fortunées d’être en vie et libres, et ne tiennent rien pour acquis.
« Vous ne pouvez pas naître dans l’ombre de l’Holocauste, de deux Juifs qui y ont survécu, sans un engagement exagéré envers la poursuite de la justice. Vous ne pouvez pas grandir en ressentant de l’indifférence pour une primauté du droit juste quand chaque adulte que vous aimez a vécu l’horreur de sa subversion », dit Me Abella.
« De plus, il est impensable pour quiconque ayant ces antécédents de croire que les juristes ne sont pas tenus de s’engager à tout mettre en œuvre pour que le monde soit plus juste pour les enfants qu’il ne l’était pour leurs grands-parents. Un monde où tous les enfants, sans distinction de race, de couleur, de religion ou de genre, peuvent porter leur identité avec dignité, fierté et paix. »
Lors de l’obtention du prix Benjamin B. Ferencz pour l’ensemble de sa carrière dans le domaine de la primauté du droit à l’occasion de la Conférence annuelle de l’Association internationale du barreau à Toronto, Me Abella a confié que, bien qu’elle soit très fière d’être membre de la profession juridique, elle n’a jamais oublié la raison pour laquelle elle s’y est jointe.
Ce prix est décerné en l’honneur du procureur en chef chargé des procès de Nuremberg, âgé d’à peine 27 ans à l’époque, qui a prôné le remplacement de la « loi du plus fort par la primauté du droit ». Il a ensuite accédé au rang d’érudit et est devenu l’un des maîtres d’œuvre de la Cour pénale internationale. Me Abella est d’avis que Me Ferencz croyait non seulement à la paix mondiale, mais qu’il a passé sa vie à essayer de comprendre la façon d’y arriver, marqué par ce dont il avait été témoin dans les camps de concentration allemands qu’il avait aidé à libérer.
« Le fait que mon nom soit associé à Benjamin Ferencz, à la primauté du droit et à l’Association internationale du barreau ne fait pas que rassembler les morceaux de ma vie, mais explique mon lien avec la collaboration internationale ambitieuse du droit, des juristes et des juges de Nuremberg, affirme-t-elle. Qui je suis, ce que je suis, ce en quoi je crois et ce que j’espère, tout commence là. »
À la croisée des chemins
Pour honorer l’héritage du Me Ferencz, son discours se voulait un hommage « au rôle du droit, à la primauté du droit ainsi qu’aux juristes et juges inspirants qui les ont défendus et protégés à Nuremberg ».
Parfois émouvant, son discours a aussi servi de cri de ralliement pour défendre la primauté du droit, compte tenu de la menace à laquelle elle est aujourd’hui confrontée dans de nombreuses régions du monde.
« Nous sommes à la croisée des chemins à bien des égards, et les choix que nous ferons en tant que juristes, en tant que profession, détermineront non seulement comment l’histoire nous jugera, mais aussi le genre de monde dans lequel nous vivrons, avance-t-elle. Pour moi, les juristes sont les guerriers de la démocratie parce qu’ils représentent le meilleur espoir de protection de la justice. »
Ce mois-ci marque le 80e anniversaire du début des procès de Nuremberg, menés par les forces alliées pour juger les principaux dirigeants de l’Allemagne nazie. Selon Me Abella, avec la Déclaration universelle des droits de l’homme, les procès furent « les phénix nés des cendres d’Auschwitz ». Ils symbolisent un consensus mondial qu’il ne devait plus y avoir de violations des droits de la personne, que ce qui était arrivé aux Juifs n’arriverait plus à personne.
« Nuremberg a été le moteur juridique qui a exposé, tenu responsable et défini les principes fondamentaux d’un avenir où la justice serait protégée et dirigée par un nouveau régime juridique mondial, a-t-elle déclaré. Nous nous sommes engagés envers l’humanité à la protéger de l’inhumanité, et à considérer la défense des droits, qui est l’essence de la démocratie, comme une mission sacrée ».
Des millions de personnes ont perdu la vie pendant la Seconde Guerre mondiale parce qu’elles n’avaient pas de droits, tandis que des millions d’autres sont mortes en combattant pour s’assurer que le reste du monde en ait.
Les leçons que le monde n’a pas apprises
Le monde, selon Me Abella, était censé tirer trois leçons de Nuremberg. Premièrement, que l’indifférence est le terreau de l’injustice. Deuxièmement, l’essentiel ne se limite pas à ce que vous représentez, mais à ce que vous défendez. Et, enfin, que nous ne devons jamais oublier ce à quoi ressemble le monde pour ceux et celles qui sont vulnérables.
Cependant, nous n’avons toujours pas tiré la leçon la plus importante, qui est d’essayer de prévenir les violations des droits avant toute chose.
Les juristes trouvent parfois un certain réconfort dans la possibilité d’une justice ultérieure, comme celle rendue à Nuremberg, mais Me Abella se demande si une réparation tardive est un substitut adéquat à la justice.
Selon elle, le fossé actuel entre les valeurs que la communauté internationale exprime et celles qu’elle applique est aujourd’hui si grand que n’importe quel pays peut y faire passer ses abus.
Aucun État qui commet ces abus ne semble s’inquiéter de la possibilité d’un procès de Nuremberg plus tard parce que, en général, il n’y en a pas. Et s’il y en avait, tous les dommages que l’on cherchait à causer seraient déjà de l’histoire ancienne. Selon Me Abella, dans trop de régions du monde, il n’y a pas ni regrets, ni tolérance, ni justice, ni d’espoir.
« Ils mettent le reste du monde en danger parce que l’intolérance, la plus florissante des industries mondiales, cherche, dans son insularité hégémonique, à imposer sa vérité intolérante aux autres. »
Et pourtant, trop souvent, nous sommes réticents à exiger des pays intolérants qui abusent de leurs citoyens une reddition de comptes préférant nous réfugier derrière des concepts qui imposent le silence, comme le relativisme culturel, la souveraineté nationale ou des causes profondes.
« Ce sont des concepts qui excusent l’injustice, a-t-elle ajouté. Si le silence fait face à l’injustice, l’injustice l’emporte. »
Nous sommes prisonniers d’un discours frénétiquement fluide, rhétoriquement tumultueux, idéologiquement polarisé et économiquement myope qui exige toute notre attention. Elle craint que les idéaux d’équité et de justice qui l’ont guidée toute sa vie ne soient aujourd’hui assiégés, et déplore le manque de consensus sur ce que la justice, la vérité ou la démocratie signifient, ou de la raison d’être de la loi.
« Trop souvent, le droit et la justice entretiennent une relation dysfonctionnelle. Nous vivons dans une mêlée morale empreinte de mesquinerie, qui nous pousse vers un avenir comme je n’en ai jamais vu », avance Me Abella.
Le mépris pour les normes démocratiques
Au lieu d’avoir retenu le coût horrible associé à la discrimination de la Seconde Guerre mondiale, « nous oublions notre compassion et punissons les plus vulnérables de ce monde ».
« L’avocate en moi observe, le cœur brisé, le mépris hautain qui se manifeste dans tant de parties du monde pour les normes démocratiques rudimentaires, pour les attentes établies de décence ainsi que pour les droits de la personne et les droits civils. »
Savoir que le monde n’a rien fait pour dénoncer la montée insidieuse et finalement génocidaire de l’antisémitisme, se réjouir du triomphe des Alliés sur ce fléau, grandir dans un monde dont les garde-fous éthiques trouvent leurs origines dans la Déclaration universelle des droits de l’homme, et comprendre que la vulnérabilité impuissante de la différence nous a obligés à protéger les gens qui étaient différents — voilà, dit-elle, ce qui a guidé toute sa vie.
« C’est ainsi que je rends hommage à la résilience de mes parents et des autres survivants. »
Selon son point de vue, il est impératif que nous cessions de nous insulter et que nous commencions à nous écouter afin de retrouver notre civilité, notre humilité, notre dignité et les valeurs démocratiques libérales pour lesquelles les Alliés ont combattu et remporté la guerre pour assurer notre protection, ainsi que notre droit à la différence.
« Par-dessus tout, nous devons remplacer la haine mondiale par un espoir mondial. »
La profession la plus noble
Me Abella est devenue émue en parlant de son père, un avocat qui s’est vu refuser la possibilité de pratiquer au Canada lorsque la famille est arrivée ici en mai 1950 parce qu’il n’avait pas la citoyenneté.
« Mon père est mort en mars 1970, un mois avant que je finisse mes études en droit. Il n’a pas vécu pour voir son inspiration se matérialiser dans sa fille, ou dans ses deux petits-fils, qui ont eux aussi suivi ses traces, dit-elle. Mais pas avant qu’il m’apprenne qu’être juriste était la profession la plus noble, et que les démocraties et leurs lois représentent la meilleure possibilité de justice. »
Me Abella affirme que la justice est un don sans fin, qui l’a sortie d’un camp de personnes déplacées en Allemagne pour devenir la première femme juive de la Cour suprême du Canada.
« La démocratie ne dépend pas seulement de la volonté du peuple, mais de son humanité. Si nous, juges et juristes, ne protégeons pas la justice, alors la démocratie n’a aucune chance. »