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ChatGPT ne remplacera pas les juristes. Et voici pourquoi.

La vraie révolution va venir des grands modèles de langage alimentés uniquement par des données juridiques. Cette forme spécialisée d’intelligence artificielle frappe déjà à la porte des palais de justice.

Un avocat travaille sur un ordinateur
iStock/ijeab

J’entends sans cesse la même question dans les salles de conseil et à la tête des barreaux et des associations juridiques : « Est-ce que ChatGPT va replacer les juristes? » En tant que chef d’une société de technologie juridique, je réponds simplement : vous posez la mauvaise question.

La vraie révolution en droit ne viendra pas d’un robot conversationnel d’IA touche-à-tout qui pond des réponses sur tout et rien. Elle va venir des grands modèles de langage (GML) juridiques, c’est-à-dire de GML alimentés uniquement par des données juridiques. L’idée communément admise selon laquelle un outil d’IA universel va remplacer les juristes est plus qu’exagérée; elle est archifausse. En réalité, c’est l’IA juridique qui va tout changer, et elle frappe déjà aux portes des palais de justice.

Les GML fondés sur des bases de données juridiques

Songeons à la conception d’un logiciel d’IA juridique. Loin de se limiter aveuglément à un seul grand modèle pour tout faire, les meilleurs systèmes conjuguent les GML et de véritables bases de données juridiques. Par exemple, CoCounsel, l’outil d’IA de Casetext, a pour moteur un système GPT-4, mais il achemine les recherches selon des tâches juridiques précises, comme la consultation d’une base de données sur la jurisprudence, les lois et les règlements, avant de générer une réponse.

Ainsi, le modèle ne part pas de rien; il est alimenté par un véritable corpus de connaissances juridiques bien réelles lorsqu’il génère une note de service ou analyse un contrat. Le résultat est bien loin de l’expérience générique qu’offre ChatGPT. En effet, le GML juridique n’est pas un je-sais-tout bavard; c’est plutôt un chercheur juridique hyperpuissant branché directement à la bibliothèque juridique du monde entier. Il est réglé et pensé pour comprendre le jargon juridique.

Bref, le GML général est un touche-à-tout, tandis que le GML juridique se spécialise dans une seule discipline.

ChatGPT, le mythe… et la réalité du droit

Prenons du recul. Le GPT-4 d’OpenAI (le cerveau de ChatGPT) a fait tourner les têtes en réussissant l’examen du barreau, mais réussir un test en laboratoire et pratiquer le droit dans la vraie vie sont deux choses très différentes. Dans la pratique, l’IA générale échoue souvent lorsqu’il est question du domaine nuancé du droit, où l’on joue gros.

La raison est simple : ChatGPT a été pensé comme un outil universel et non comme un spécialiste du droit. Il offre joyeusement des réponses qui semblent plausibles, mais sont fausses, car sa fonction est de prédire les segments textuels les plus probables, pas les sources exactes du droit. Nous l’avons vu à l’œuvre – avec des sueurs froides – quand deux avocats new-yorkais s’en sont remis à ChatGPT pour rédiger un mémoire. L’IA a inventé six affaires judiciaires de toutes pièces.

Les deux juristes ont été sanctionnés et publiquement humiliés pour avoir déposé un mémoire cousu de citations « à la graisse de hérisson ». L’un s’est dit après-coup « stupéfait » que la technologie puisse fabriquer des dossiers « complètement fictifs ». La leçon à retenir? Un modèle d’IA généraliste qui « hallucine » et invente des sources d’autorité n’est pas un adjoint juridique; c’est un handicap.

Cela dit, les juristes devraient toujours réviser leur travail méticuleusement avant de le déposer, que le contenu provienne de Caseway, de LexisNexis, de Google, de Bing ou d’un parajuriste.

Voyons la différence quand on examine un GML spécifiquement juridique, alimenté non pas par des diatribes sur Reddit et des pages Wikipédia, mais par des jugements, des lois, des règlements et des mémoires juridiques. Ce modèle parle comme un juriste, et en plus il connaît le droit, à tout le moins beaucoup mieux que n’importe quel modèle générique. ChatGPT en connaît un peu sur tout, mais un véritable GML juridique est un puits de connaissances dans un domaine crucial : le droit. Aucun juriste ne peut lire 100 millions de jugements et tous les retenir par cœur. Mais un GML juridique comme Caseway, oui.

Cette spécialisation change tout. L’IA générale va peut-être deviner le sens d’une doctrine, mais son pendant juridique va vous citer l’affaire en question. L’IA à tout faire peut vous pondre en toute confiance une réponse qui n’a aucun sens, mais une IA juridique peut être conçue pour citer les sources et les précédents s’y rapportant, réduisant le risque de dérapages hallucinatoires. Autrement dit, le perroquet généraliste est éclipsé par le hibou spécialisé.

Les GML juridiques, la véritable révolution

Ceux qui disent que « l’IA va remplacer les juristes » voient la chose à l’envers. Ce n’est pas ChatGPT qui va remplacer les juristes – ce sont les juristes qui utilisent l’IA qui vont remplacer ceux qui s’en passent. La révolution en droit vient en réalité de l’intérieur, pas d’une expérience menée à Silicon Valley sans connaissance des précédents et des procédures.

Elle vient d’équipes juridiques, d’ingénieurs et de spécialistes des données qui conçoivent des modèles à partir du véritable contenu du droit et les jumellent à des logiciels qui étendent l’expertise juridique au lieu de la remplacer. Ces GML juridiques ont déjà commencé à bouleverser nos pratiques – tout, des recherches à la rédaction en passant par la façon dont on conçoit les services juridiques à grande échelle.

Nous sommes à l’aube d’une nouvelle ère. Je prédis que tout juriste compétent aura l’IA comme copilote d’ici quelques années – et ce ne sera pas un ChatGPT bidon pouvant lui dire que le ciel est vert, mais plutôt un outil fiable d’IA juridique connaissant le corpus sur le bout des doigts. Technologie en main, le juriste continuera à plaider devant les tribunaux, à exercer son jugement et à faire preuve de créativité et d’empathie.

Toutefois, une part colossale du fastidieux travail d’analyse et de rédaction pourra être et sera confiée à des machines capables d’exécuter ces tâches plus vite, à moindre coût et, dans bien des cas, mieux (ou au moins aussi bien) que l’humain. C’est ce que nous observons, projet-pilote après projet-pilote, étude après étude. Les GML peuvent exécuter les tâches juridiques de fond de manière plus précise et avec d’importants gains d’efficacité. Cela signifie un accès facilité, des coûts moindres, et oui, une onde de choc pour le cabinet juridique traditionnel.

Les juristes qui réussissent vont adopter ce logiciel et redéfinir leur rôle. Au lieu de passer cinq heures le nez dans la jurisprudence, ils vont passer une demi-heure à régler leur outil d’IA, puis une autre à vérifier et à peaufiner le résultat. Et devinez quoi? Ils vont produire un travail au moins aussi bon qu’avant.

Cela leur laissera plus de temps pour penser stratégie avec leur client, adopter une vue d’ensemble et pratiquer le droit au lieu de tout apprendre par cœur.

Quant à ceux qui refuseront d’adopter ces logiciels, ils auront du mal à suivre. Leur travail sera sans doute plus lent et cher, avec des prix les rendant incapables de rester concurrentiels, ou tout simplement un rapport qualité-prix inférieur.

C’est au bout du compte le fameux schème darwinien : s’adapter ou périr.