UPAC: des airs de tragédie grecque
L’enquête et l’inculpation de Nathalie Normandeau aura eu des ramifications bien au-delà de la seule politicienne.
La liberté de la presse, la confidentialité des sources journalistiques, l’arrêt Jordan, arrestation d’un député, poursuite en diffamation : tout y est passé dans ce qui constitue l’une des plus foisonnantes sagas politiques, policières et judiciaires à s’être déroulée en sol québécois. Un dernier chapitre vient tout juste de se fermer, avec la publication de la décision non-caviardée du juge André Perreault sur l’arrêt des procédures contre Mme Normandeau. Le livre n’est pas terminé, un nouveau chapitre vient de s’ouvrir.
Retour sur 10 ans d’enquête et de procédures.
17 mars 2016, jour de budget à Québec. D’habitude, les émissions spéciales s’enchaînent, les experts se prononcent, les groupes de la société civile se relèvent à tour de rôle pour faire la critique du gouvernement. Un budget provincial est une éclipse médiatique. Mais pas ce jour-là.
C’est ce jour-là que l’UPAC arrête l’ex-vice-première ministre Nathalie Normandeau et six présumés complices, dont son ancien chef de cabinet pour diverses accusations — complot, fraude envers le gouvernement et corruption — des accusations qui feront l’objet d’un arrêt des procédures des années plus tard. Figure aussi parmi les accusés l’ex-ministre Marc-Yvan Côté, qui était alors dans l’équipe de direction de la firme Roche.
C’est un coup de tonnerre à Québec, comme le titrent plusieurs médias. Pourtant, on apprend dans la décision rendue publique lundi que « l’enquêteur Mathieu Venne sait qu’il n’est pas prêt au niveau administratif à ce que des accusations soient déposées. » Les accusés comparaissent le 20 avril 2016.
« Qu’on accuse ou qu’on s’excuse »
Au cours des procédures judiciaires, le procureur de Marc-Yvan Côté constate qu’il y aurait eu fuite d’informations confidentielles. En avril 2017, celui-ci demande au ministère public à ce qu’une enquête soit déclenchée pour en trouver l’origine. Il est d’avis que celles-ci proviennent de la divulgation.
Une enquête administrative commence le 28 avril 2017 et un contrat de services professionnels est confié à Mario Fournier. Le principal suspect est le député Guy Ouellette, un ancien policier.
Mario Fournier conclut cependant en juin 2017 que « les pouvoirs de son enquête administrative ne lui permettent plus d’avancer parce qu’il en serait rendu à rédiger des demandes d’autorisation judiciaire, » ce qui ne serait pas dans son mandat. C’est pourquoi le projet A est lancé, une enquête, criminelle cette fois, sur les fuites journalistiques.
Guy Ouellette sera arrêté le 25 octobre 2017. Il ne sera cependant jamais accusé, et obtiendra même des excuses de l’UPAC en juin 2021. Cette arrestation aura donné lieu à une phrase maintenant célèbre, prononcée par le président d’alors de l’Assemblée nationale du Québec, Jacques Chagnon : « Qu’on accuse, ou qu’on s’excuse ! »
Dommage collatéral dans les salles de rédaction
Le quotidien La Presse révèle le 31 octobre 2016 que son journaliste et chroniqueur Patrick Lagacé a été visé par pas moins de 24 mandats de surveillance par les Enquêtes spéciales du Service de police de la Ville de Montréal entre janvier et juillet 2016. L’affaire provoque un tollé. On craint pour la protection des sources journalistiques, et la révélation du 2 novembre n’a rien pour rassurer Alain Gravel, Isabelle Richer et Marie-Maude Denis de Radio-Canada : eux aussi ont été épiés, cette fois par la SQ. Cela mène au déclenchement d’une enquête publique, la Commission Chamberland.
Au fédéral, un projet de loi visant la protection des sources journalistiques porté par le sénateur Claude Carignan est déposé dans les semaines suivantes, en réaction à la pression des médias. Il sera adopté par la Chambre des communes près d’un an plus tard.
Dans le cadre des procédures criminelles contre Marc-Yvan Côté, celui-ci veut forcer la journaliste Marie-Maude Denis à dévoiler ses sources journalistiques. Il plaide que la fuite d’information captée par la journaliste le prive de subir un procès juste et équitable. C’est la Cour suprême qui mettra un point final à l’affaire : « La liberté de la presse englobe la capacité des médias de recueillir de l’information, d’entretenir des relations confidentielles avec des sources journalistiques et de produire et diffuser des nouvelles, le tout sans crainte d’entrave à leurs activités. [...] Au regard de ces valeurs fondatrices, il est aisé de comprendre pourquoi le fait de mobiliser un journaliste contre sa source est en porte-à-faux avec la liberté de la presse. Sans les lanceurs d’alertes et autres sources anonymes, il serait bien difficile pour les journalistes de s’acquitter de leur importante mission. »
L’affaire est importante. Elle vient consacrer avec plus de vigueur l’importance de la protection des sources journalistiques.
L’arrêt des procédures
En septembre 2020, un arrêt des procédures est prononcé en faveur de Nathalie Normandeau, Marc-Yvan Côté et leurs coaccusés. C’est l’arrêt Jordan pour délais déraisonnables qui est invoqué, mais aussi les nombreuses fuites médiatiques en lien avec leurs dossiers. Cependant, la décision du juge André Perreault est lourdement caviardée.
Ce n’est que le 31 mai que la décision entière sera rendue publique, à la suite de la demande conjointe d’un groupe de médias composé de La Presse, Radio-Canada et Québecor Média. C’est le Bureau d’enquêtes indépendantes qui invoquait le « privilège de l’enquête en cours », c.-à-d. le projet Serment, sur la conduite du Projet A.
On y apprend que l’enquête du BEI soupçonne l’ex-commissaire de l’UPAC Robert Lafrenière d’être à l’origine de plusieurs fuites du corps policier. Celui-ci s’est défendu lundi dans plusieurs médias, et nie vigoureusement ces allégations.
Pour prononcer l’arrêt des procédures, le juge Perreault ne critique pas outre mesure le Directeur des poursuites criminelles et pénales : « La preuve démontre que le DPCP a pris des décisions raisonnables et responsables lorsqu’il s’est agi de poursuivre. Il s’est affairé à communiquer la preuve rapidement [...]. Les reproches des requérants à l’endroit du DPCP ne sont pas justifiés. »
C’est plutôt l’UPAC qui est visé : « Les fuites et l’échec de l’enquête du projet A ne peuvent être qualifiés d’événements exceptionnels distincts parce qu’elles sont causées par des membres de la haute direction de l’UPAC et d’autres membres de l’UPAC et du Projet A. »
Si les journalistes ont obtenu des protections supplémentaires quant à leurs sources journalistiques au cours de cette saga, le Tribunal ne s’est cependant pas empêché de condamner les fuites en tant que telles au sein du corps de police. Les sources journalistiques doivent être protégées, les inconduites policières, non. « Le Projet A a contribué aux délais en invitant le DPCP et le système judiciaire à suivre de fausses pistes.
Comme le souligne le juge Perreault, « la saga judiciaire entourant les appels interlocutoires prend sa source dans les fuites orchestrées par les suspects du Projet Serment et des enquêteurs de l’UPAC et du projet A. »
Mme Normandeau a quant à elle intenté une poursuite en dommages et intérêts de 2,5 millions de dollars contre l’État québécois en octobre 2021. Elle allègue que les accusations à son endroit « résultaient d'enquêtes fautives et avaient plutôt pour motivation de favoriser le renouvellement du mandat du commissaire Robert Lafrenière et la création de l'UPAC comme corps de police indépendant, » selon son communiqué de presse.
Qu’adviendra-t-il de l’UPAC ? Le Parti québécois et le Parti libéral du Québec demandent maintenant son démantèlement. Le premier ministre François Legault n’a pas donné suite à cette demande. Pour Québec solidaire, il faut donner la chance au coureur, le nouveau commissaire de l’UPAC Frédérick Gaudreau.
L’UPAC a été créée dans la foulée des allégations de corruption au sein de la classe politique québécoise. C’est cependant ce même organisme d’enquête qui est aujourd’hui sur la sellette. La décision du juge André Perreault met en lumière une organisation sur laquelle des enquêtes se sont multipliées en raison d’allégations de mauvaise gouvernance.
Son Odyssée se poursuivra-t-elle?