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Ces êtres humains qui prennent les décisions

À l’occasion du 150e anniversaire de la Cour suprême du Canada, d’anciens greffiers, avocats et journalistes se remémorent un lieu de travail unique en son genre

A graphic of justices of the Supreme Court of Canada superimposed over a maple leaf

En 1989, immédiatement après son assermentation comme troisième femme juge de la Cour suprême du Canada, Beverley McLachlin a vécu un moment qui sera à jamais gravé en lettres d’or.

Bertha Wilson, qui a précédé Claire L’Heureux-Dubé, s’est penchée en avant et, avec son fort accent écossais, a chuchoté : « Trois de moins, il en reste six! »

Me McLachlin a raconté cette histoire en 2018 lors d’un discours à la Schulich School of Law de l’Université Dalhousie. Cette anecdote donne un aperçu de ce qui se cache derrière la façade austère de la magistrature et les toges à bordure d’hermine portées par ces personnes qui ont façonné la jurisprudence canadienne avec humanité, et parfois avec humour.

Pour souligner les 150 ans de la cour de la plus haute instance, d’anciens greffiers, avocats et journalistes se remémorent un lieu de travail unique en son genre.

Adam Dodek, professeur de droit à l’Université d’Ottawa, a été greffier en 2000, une année inoubliable avec Claire L’Heureux-Dubé, qui a aujourd’hui 97 ans. Il a gardé contact avec elle.

« Ç’a été la chance de ma vie. »

Il a noué des amitiés durables et a eu l’incroyable chance de « voir les rouages de la justice, et aussi de connaître le côté humain des juges. »

Me Dodek relate une journée glaciale de janvier 2000, juste après la nomination de Beverley McLachlin comme juge en chef. Le regretté juge Louis LeBel, assermenté depuis peu, devait participer à sa première audience… mais il était introuvable.

Il s’était brisé la jambe en tombant sur la glace à l’extérieur de l’édifice abritant la Cour. Me Dodek raconte que le juge LeBel a téléphoné à la juge McLachlin depuis la salle d’urgence, lui demandant s’il pouvait écouter la transmission audio de l’audience et soumettre ses éventuelles questions.

On peut facilement imaginer la douleur qu’il devait ressentir. Ça venait juste d’arriver!

Ça en dit long sur lui et son dévouement, et sur le dévouement qui anime beaucoup d’autres juges.

Me Dodek souligne que les juges responsables des décisions parmi les plus influentes de l’histoire canadienne étaient « des gens bien ordinaires ».

Claire L’Heureux-Dubé dînait parfois avec le regretté ex-juge Charles Gonthier. Il se souvient du respect et de l’affinité qui les liait.

« J’ai eu le privilège d’en être témoin, et d’être parfois là dans des réunions où ils discutaient de dossiers à la cafétéria, un sandwich au thon en main. »

Me Dodek revoit les anciens juges Frank Iacobucci, Michel Bastarache et John Major ensemble dans une aire de restauration à proximité.

« Pas de sécurité, dit-il. C’est très canadien, et la Cour suprême, c’est ça. »

Kent Roach, professeur de droit à l’Université de Toronto, a été greffier pour Bertha Wilson, dont Beverley McLachlin dit qu’elle était merveilleusement déterminée. Il se souvient comme si c’était hier de s’être trouvé dans son cabinet quand Claire L’Heureux-Dubé est passée pour bavarder.

« Elles étaient les deux premières femmes à la Cour, relate-t-il, mais c’étaient deux personnes très différentes. »

« J’entends encore la juge Wilson s’exprimer dans son accent très distinctement écossais, et d’habitude, j’ai des ennuis quand je l’écoute. Mais je crois que c’est probablement ce qu’elle voudrait. »

Me Roach décrit par ailleurs la gentillesse extraordinaire de l’ancien juge Peter Cory, parti à la retraite en 1999 et décédé en 2020 à l’âge de 94 ans.

« Le juge Cory arrivait avec des biscuits qu’il distribuait aux greffiers. »

Stephen Bindman est professeur invité et administrateur en résidence à la Faculté de droit de l’Université d’Ottawa. Comme co-professeur, il donne des cours sur la Cour suprême et sur la prévention des condamnations injustifiées. Il a aussi couvert le haut tribunal pour Southam News pendant environ 13 ans, jusqu’en 1998.

Une fois, l’ancien juge en chef Antonio Lamer lui a dit qu’il aimerait se réincarner dans la peau du chien de Peter Cory.

« Peter, c’était le plus chic type jamais vu », se souvient M. Bindman.

Il a interviewé tous les membres de la Cour dans les années 1990. Il se souvient avec joie du juge en chef Lamer comme d’un homme sociable qui adorait converser.

« Il fallait faire attention dans les entrevues avec lui : vous posiez la première question, et si vous ne preniez pas garde, c’était tout. Il fallait arriver avec une stratégie… pour pouvoir lui poser plusieurs questions. »

L’ancien juge feu John Sopinka prenait des appels de Stephen Bindman pour éclaircir certains points à titre officieux dans les jours précédant les rencontres approfondies avec la presse, à la Cour, au sujet des décisions rendues.

« C’était, à certains égards, une époque très différente. »

Le regretté Brian Dickson a siégé pendant 17 ans à la Cour, dont six comme juge en chef, jusqu’à sa retraite en 1990. Avec des arrêts faisant jurisprudence comme R. c. Oakes et R. c. Morgentaler, il a contribué à donner un souffle d’humanité à la Charte des droits et libertés.

M. Bindman se souvient du juge en chef Dickson, accessible et généreux, mais aussi timide et introverti.

Le juge en chef était tout de même connu pour inviter les anciens greffiers à sa fête d’anniversaire « sur une grande ferme en banlieue d’Ottawa », écrit-il en 1991 dans un article pour McGill News.

Lynne Vicars, présidente de l’Association du Barreau canadien, était présente à un dîner officiel de l’ABC au plus haut tribunal du pays en 2019. Elle était près de la juge Sheilah Martin et de l’ancienne juge Rosalie Silberman Abella – souvent surnommée « la RBG du Canada » – qui a pris sa retraite en 2021.

« Deux juristes brillantes, mais aussi pleines d’empathie et de compassion pour les gens, surtout les groupes marginalisés; c’était évident », écrit Me Vicars dans un courriel.

Sa conversation avec elles l’a inspirée et amenée à réfléchir à ce qu’elle peut faire pour améliorer la primauté du droit et l’accès à la justice.

« Cette soirée inoubliable a marqué un tournant dans ma carrière, la renaissance de ma passion pour le droit et une nouvelle orientation dans ma profession. Je leur serai à jamais reconnaissante », dit-elle.

« À l’heure où la Cour suprême souffle ses 150 bougies, je réfléchis sur le rôle vital qu’elle a joué comme artisane de notre paysage juridique, et comme source d’inspiration pour des générations de juristes et d’avocats comme moi. »