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L’ascension de l’article 107

Le recours récent et sans précédent à la disposition du Code du travail pour mettre fin à des différends a suscité des contestations et des préoccupations juridiques au sujet du pouvoir qu’elle confère au ministre du Travail du gouvernement fédéral

The Port of Vancouver
iStock/jewhyte

L’année dernière, l’utilisation de l’article 107 du Code canadien du travail pour mettre fin à des conflits de travail a été sans précédent, ce qui amène certaines personnes à se demander à quel point cet article confère au ministre du Travail du gouvernement fédéral un pouvoir absolu.

Les syndicats contestent le recours à cette disposition devant le Conseil canadien des relations industrielles (CCRI) et devant la Cour fédérale, particulièrement lorsque le CCRI affirme ne pas avoir le pouvoir discrétionnaire de mettre en œuvre les ordonnances du ministre.

L’article 107 stipule que le ministre du Travail, lorsque cela est opportun ou requis pour favoriser la bonne entente dans le monde du travail, peut déférer des questions au CCRI ou lui ordonner de prendre les mesures qu’il juge nécessaires. Cet article fait partie du Code depuis 1984 et a été en grande partie inutilisé jusqu’en 2011, moment où la ministre du Travail de l’époque, Lisa Raitt, y a eu recours après que les agents de bord d’Air Canada aient rejeté à deux reprises la convention collective.

Plutôt que de proposer une loi de retour au travail, la ministre Raitt avait envoyé un renvoi au CCRI, lui demandant s’il existait des recours lorsqu’une unité de négociation rejette à deux reprises les ententes provisoires recommandées par le syndicat. Elle avait aussi ordonné à la Commission d’imposer « une nouvelle convention collective ou un arbitrage exécutoire définitif » si elle concluait que le rejet des conventions « créait des conditions défavorables au règlement » du différend. En fin de compte, les parties avaient convenu d’un arbitrage exécutoire et le CCRI n’avait pas rendu de décision.

En 2024, l’ancien ministre du Travail du gouvernement fédéral Seamus O’Regan a tenté sans succès de recourir à l’article 107 pour empêcher une grève de WestJet. Cependant, son successeur, Steven MacKinnon, l’a utilisé avec succès pour mettre fin à un lock-out et à une grève potentielle des deux principales compagnies de chemin de fer du pays dans les ports de Vancouver, de Québec et de Montréal, et pour reporter jusqu’en mai une grève de plusieurs semaines des travailleurs de Postes Canada.

Chris Roberts, directeur des politiques sociales et économiques du Congrès du travail du Canada (CTC), affirme que les origines de cette situation remontent aux commentaires sur l’évolution du Code, en particulier ceux formulés dans le rapport de 1995 du groupe de travail Sims, qui avait pour mandat de réviser le Code canadien du travail afin d’améliorer l’équilibre des relations de travail entre les syndicats et les employeurs. Le rapport examinait divers aspects du règlement des différends dans le contexte fédéral, et l’une des références à ce processus consistait à inviter le gouvernement à intervenir ou à mettre fin aux différends et à soumettre les questions à l’arbitrage exécutoire.

« Essentiellement, il disait que, si le gouvernement avait le pouvoir de simplement outrepasser le processus de négociation collective et de renvoyer les questions à l’arbitrage exécutoire, cela entraînerait une détérioration du processus. Les parties dans une telle situation seraient incitées à ne pas négocier de bonne foi et à simplement attendre que le gouvernement intervienne », dit M. Roberts.

« C’est intéressant, car les employeurs et les syndicats qui participaient au processus du groupe de travail Sims étaient d’accord avec cette analyse. Ils pensaient que ce serait une mauvaise idée d’inviter le gouvernement à jouer ce rôle et que les partis s’en remettent au gouvernement. C’est la situation dans laquelle nous nous sommes retrouvés en 2024. »

Il croit qu’il y a des preuves que, dans ces récents conflits, l’employeur n’a pas négocié sérieusement et de façon constructive parce qu’il savait qu’un arrêt de travail provoquerait un tollé énorme et mènerait à l’intervention du gouvernement, et c’est exactement ce qui s’est passé.

Bien que le Code autorise le gouvernement à adopter une loi de retour au travail, ce qui permet au Parlement de vérifier si les mécanismes utilisés sont proportionnels à la situation, M. Roberts est d’avis que rien ne permet de croire que l’article 107 a la capacité extraordinaire d’être utilisé lorsque le gouvernement décide qu’il est politiquement pratique de mettre fin à une grève légale ou à un lock-out et de renvoyer les questions à un arbitrage exécutoire sans législation.

Selon Brenda Comeau, associée chez Pink Larkin à Fredericton, il y a au moins un processus démocratique avec une loi de retour au travail. Ce n’est pas le cas lorsque l’article 107 est invoqué.

« Interférer avec le droit de grève est déjà assez grave, mais nous supprimons maintenant le processus démocratique. »

Parlant personnellement, et non pour son cabinet, Me Comeau souligne qu’une grève ferroviaire n’a duré que huit jours en 2009, sans intervention du gouvernement. En revanche, lors de la grève de 2024, le gouvernement est intervenu après une journée et a invoqué l’article 107 alors que les compagnies de chemins de fer avaient déjà arrêté les expéditions avant le lock-out.

« Le système a fonctionné. Il n’y avait pas d’antécédents pour dire que ces grèves ont tendance à durer six mois et que l’économie allait en souffrir », dit-elle.

Craig Munroe, associé chez Pulver Crawford Munroe LLP à Vancouver, s’occupe de droit du travail et de l’emploi du côté des employeurs. Il croit que l’Assemblée législative doit avoir la capacité d’agir et de réagir à l’évolution des circonstances, et fait allusion à la décision de la Cour suprême du Canada dans l’arrêt de la Fédération du travail de la Saskatchewan, qui a constitutionnalisé le droit de grève et a conclu que, dans les cas où la grève n’était pas une option, un autre processus de règlement des différends devait être mis en place.

« Cela est lié à la préoccupation soulevée par Rothstein et Wagner dans leur dissidence, à savoir que l’Assemblée législative est le meilleur endroit pour réagir à ces circonstances changeantes d’une manière qui assure un équilibre des intérêts », dit-il, ajoutant qu’en invoquant l’article 107 pendant la grève ferroviaire de 2024, le ministre du Travail essayait de respecter les exigences de la Fédération du travail de la Saskatchewan concernant un autre processus de règlement des différends significatif afin de pouvoir conclure une convention collective.

Me Munroe fait remarquer que, dans deux recours récents à l’article 107, des problèmes de chaîne d’approvisionnement étaient en cause.

« Dans cette nouvelle ère Trump, ces questions deviendront beaucoup plus profondes. D’importantes questions liées à la chaîne d’approvisionnement économique émergent désormais comme des questions de sécurité nationale. »

Il n’est pas non plus convaincu que l’utilisation de l’article 107 mène à une impasse au Parlement, puisque celui-ci a adopté les dispositions du Code.

« En ce qui concerne l’ampleur des critiques à l’égard des mesures, c’est peut-être un peu exagéré, ajoute-t-il. La question est vraiment de savoir si la loi prévoit le pouvoir qui a été exercé. Si ce n’est pas le cas, c’est une question assez courante pour la cour. »

Le CTC conteste le recours à l’article 107 devant le CCRI et la Cour fédérale.

« Il est préoccupant de voir l’utilisation quelque peu cavalière qu’en a faite le gouvernement », fait valoir M. Roberts, qui mentionne aussi que des consultations sont en cours pour étendre davantage la capacité du gouvernement à mettre fin au droit de grève et à l’empêcher en soumettant des questions litigieuses à un arbitrage exécutoire.

L’une des questions dont les tribunaux sont saisis concerne le degré de discrétion dont jouit le CCRI lorsqu’il décide s’il convient de respecter un arrêté ministériel imposant un arbitrage exécutoire.

« La position du CTC est que le Conseil canadien des relations industrielles est un tribunal administratif indépendant. Il a la compétence, l’autorité et la responsabilité, en vertu de la loi, d’administrer la loi de façon indépendante et de veiller à ce que les valeurs de la Charte soient respectées, et à ce que le droit soit correctement appliqué », explique M. Roberts.

« Ce n’est pas un organisme gouvernemental ou un sbire. Ce n’est pas non plus le simple exécuteur de ce que le gouvernement décide. À notre avis, une interprétation claire du droit appuie cela. »

La position du CTC est que le tribunal est responsable de veiller à ce que les ordonnances du ministre soient interprétées correctement dans le champ d’application de la loi. Il devrait s’agir du point de départ. L’article 107 n’ordonne pas au CCRI de mettre fin à une grève légale et d’imposer un arbitrage exécutoire.

Toutefois, selon M. Roberts, s’il y a ambiguïté quant à la portée et à l’intention de l’article 107, et qu’il peut être interprété de manière à autoriser le CCRI à donner une telle directive, il faudrait alors l’interpréter de manière plus étroite et plus conforme aux objectifs de même qu’à l’esprit du Code canadien du travail, qui se fonde sur le droit à la négociation collective, sur l’importance de la liberté d’association et sur le droit de grève que garantit la Charte.

Le CTC ne croit pas que le Code envisageait d’utiliser l’article 107 sous sa forme actuelle, car il est incompatible avec sa raison d’être et son intention.

Me Comeau dit qu’elle serait très choquée si un tribunal soutenait la façon dont il est actuellement utilisé.

« Il suffirait à un ministre de simplement envoyer un courriel pour mettre fin à une grève? Nos politiciens devraient avoir à respecter des normes plus élevées que cela. Même si les gens la détestent, au moins une loi de retour au travail est démocratique. L’envoi d’un courriel montre qu’ils ne se soucient pas de votre cause. Ces gens ont des griefs légitimes, et ce n’est pas facile d’être en grève. »

Toutefois, Me Munroe est convaincu que, qu’il s’agisse d’un ministre ou de toute autre personne, il doit y avoir une possibilité de déterminer si les décisions prises sont réellement dans l’intérêt public. Que ce soit pour une question de sécurité nationale ou de sécurité économique, quelqu’un doit être en mesure de déterminer si une solution de rechange aux différends liés à la chaîne d’approvisionnement est nécessaire.

« En ce moment, avec l’utilisation de l’article 107, on dirait que cette personne est le ministre. Celui-ci doit rendre compte de la façon dont notre système fonctionne. Et s’il exerce ce pouvoir d’une manière que les Canadiens jugent injustifiée, il existe des recours politiques », dit-il.

« Le Code actuel devrait peut-être être mis à jour pour refléter la réalité d’aujourd’hui, et pour être plus clair et transparent quant aux pouvoirs conférés. Si c’est ce qui est prévu, pas de problème. »

M. Roberts réitère que l’utilisation actuelle de l’article 107 aura des ramifications sur la négociation collective.

« Le gouvernement a répété à maintes reprises que les meilleurs accords sont conclus à la table des négociations. Pourtant, en établissant un précédent et en intervenant de cette façon, il signale aux parties qu’elles peuvent obtenir un meilleur accord sans s’y présenter. Au lieu de cela, ils peuvent générer des pressions économiques et politiques, forçant le ministre à intervenir. À notre avis, ce n’est pas une justification suffisante pour suspendre les droits des Canadiens garantis par la Charte. »

Me Comeau dit qu’il y a une tendance croissante des employeurs à pousser leurs travailleurs au lock-out pour ensuite implorer le gouvernement à intervenir.

« Le déséquilibre des négociations est frappant, frustrant et tout simplement injuste, dit-elle. Le seul message qui se rend aux employeurs à l’heure actuelle c’est de pousser le syndicat au lock-out le premier jour afin que les employés ne puissent pas faire une grève tournante, même s’ils le souhaitent. »

Bien qu’il comprenne les critiques, Me Munroe n’est pas convaincu.

« En fait, les deux parties agissent de cette manière », dit-il, en soulignant que certains dirigeants syndicaux le font pour satisfaire le désir de leurs membres de voir une prise de mesure importante et significative, sans avoir à leur dire de tempérer leur position.

« Au lieu de cela, ils optent pour une grève et espèrent que le gouvernement pourra les sauver d’eux-mêmes. »