Défis juridiques soulevés par la tarification algorithmique alimentée par l’IA
L’époque où l’équipe des ventes fixait des prix pour vendre les produits est révolue. Les cerbères s’inquiètent et les organismes de réglementation se trouvent dans une impasse.

L’intelligence artificielle restructure le marché d’une manière dont la plupart des consommatrices et consommateurs n’ont pas conscience.
Grâce à l’IA et aux algorithmes, les entreprises peuvent désormais modifier les prix en temps réel en fonction des conditions du marché et des données des utilisateurs, notamment leur identité, leur emplacement, le contenu consulté en ligne et ce que les entreprises pensent qu’ils sont prêts à payer. Cela se fait souvent à l’insu des consommateurs ou sans leur consentement. Certaines applications de vente au détail modifient même les prix si vous vous trouvez à l’intérieur ou à l’extérieur du magasin.
La tarification algorithmique existe depuis les années 1980, lorsque le secteur du transport aérien fixait le prix des sièges en fonction de l’offre et de la demande. Cependant, son utilisation se répand rapidement avec les progrès des mégadonnées, de l’IA, de l’apprentissage automatique, de l’analyse en temps réel et de l’infonuagique.
Il n’est pas surprenant que les entreprises adoptent la tarification algorithmique alimentée par l’IA dans un grand nombre de secteurs, notamment le commerce électronique, le logement, le covoiturage, le transport et l’hôtellerie.
Les adeptes de la tarification algorithmique soutiennent qu’elle permet de réagir rapidement aux changements du marché, d’élargir la couverture du marché, d’accroître l’efficacité, de fournir un avantage concurrentiel au sein des marchés qui évoluent rapidement grâce à des offres personnalisées et d’augmenter les revenus et les bénéfices.
« En général, les algorithmes de tarification sont avantageux du point de vue économique, car ils intensifient la concurrence, encouragent l’innovation et augmentent la disponibilité des biens et des services », selon Liam MacDonald, directeur, Politiques et relations gouvernementales de la Chambre de commerce du Canada, dans une soumission récente au Bureau de la concurrence après la publication d’un document de discussion sur la tarification algorithmique.
Les organismes de réglementation demeurent vigilants
Toutefois, plus la tarification algorithmique progresse, plus elle fait l’objet d’un examen de plus en plus minutieux de la part des organismes de réglementation gouvernementaux et des avocats plaidants du secteur privé. Ceux-ci surveillent attentivement les possibilités et les risques de nouvelles formes subtiles de comportement contre la concurrence, de préjudice pour les consommatrices et consommateurs et de risques pour la vie privée.
« Les organismes de réglementation et le Bureau de la concurrence doivent absolument faire de la tarification algorithmique basée sur l’IA une priorité, compte tenu de son niveau de complexité et de sa capacité à influencer les marchés et le comportement des consommatrices et consommateurs », dit Irma Shaboian, avocate du groupe Concurrence et investissements étrangers chez Stikeman Elliott S.E.N.C.R.L., s.r.l. à Toronto.
« Cela soulève de nouveaux défis en matière d’application du droit de la concurrence, de protection des consommatrices et consommateurs et de respect de la vie privée. »
Par exemple, l’utilisation de l’IA dans les systèmes de tarification pourrait faciliter la conclusion d’accords de concertation sur les prix explicites entre concurrents sans laisser de traces écrites. De manière tout aussi déconcertante, les algorithmes peuvent être un catalyseur d’accords en étoile dans le cadre desquels plusieurs entreprises utilisent le même logiciel de tarification algorithmique d’une tierce partie pour formuler des recommandations de tarification sans communication explicite entre elles. Selon le Bureau de la concurrence, au moins 60 entreprises au Canada offrent des services de logiciels d’optimisation des prix.
« Les entreprises semblent abandonner les discussions à huis clos au profit de discussions faisant appel à l’IA et à des tiers pour conclure les accords à leur place », déclare Linda Visser, avocate en recours collectif spécialisée dans la collusion sur les prix au sein du cabinet Siskinds.
Le secteur immobilier est devenu une cible de choix. Le Bureau de la concurrence enquête pour savoir si des entreprises propriétaires coordonnent des hausses de loyer illégales à l’aide d’un logiciel de tarification algorithmique basé sur l’IA de l’entreprise américaine RealPage Inc.
Cette mesure survient après une action civile pour violation du droit antitrust intentée par le département de la Justice des États-Unis l’année dernière contre la société pour son « stratagème illégal » visant à réduire la concurrence entre les propriétaires en ce qui concerne l’établissement des prix des appartements.
Cet été, le département de la Justice a conclu une entente de principe avec Greystar Management Services LLC, le plus grand propriétaire américain, qui lui interdirait d’utiliser un logiciel algorithmique qui génère des recommandations de loyers en utilisant les données de ses concurrents. Selon les estimations, la tarification algorithmique « contre la concurrence » aurait coûté 3,8 milliards de dollars aux locataires en 2023 (70 $ par locataire, par mois).
Inquiétudes concernant la collusion algorithmique
La notion étrange de collusion tacite, autonome et algorithmique est peut-être encore plus troublante. De plus en plus d’études suggèrent que les algorithmes autonomes qui apprennent d’eux-mêmes peuvent apprendre à faire de la collusion sans programmation explicite ni intervention humaine. Selon un article récent (disponible uniquement en anglais) publié par le Centre interuniversitaire de recherche en analyse des organisations, basé à Montréal, les algorithmes apprennent que le maintien de prix élevés génère de meilleurs profits et que la concurrence par les prix ne fait que déclencher une guerre des prix « sans gains durables ».
Une étude réalisée en 2024 sur des stations-service en Allemagne a révélé que les marges bénéficiaires de celles qui utilisaient un algorithme de tarification basé sur l’IA avaient augmenté d’environ 5 %. Au fur et à mesure que d’autres stations-service ont adopté le même outil de tarification, les prix se sont « stabilisés » à des niveaux plus élevés.
« Pour être tout à fait franc et honnête, je pense que la situation devient vraiment compliquée lorsque l’intelligence artificielle permet aux outils d’apprendre de manière autonome et d’adapter les stratégies de tarification, la manière dont les entreprises se font la concurrence et, éventuellement, la manière dont elles communiquent avec d’autres outils », explique Trevor MacKay, sous-commissaire de la Direction générale de l’application numérique de la loi et du renseignement au Bureau de la concurrence.
« C’est là que le défi devient encore plus grand. Nous devons creuser davantage afin de bien comprendre ce qui se passe. »
En réalité, les organismes de réglementation se trouvent dans une impasse. Selon Pascale Chapdelaine, professeure de droit à l’Université de Windsor et cofondatrice du Law and Technology Lab, l’identification des effets concurrentiels ou ceux qui vont à l’encontre de la concurrence de la tarification algorithmique, en particulier de la tarification personnalisée, dépend en grande partie des objectifs qui motivent le droit et la politique de la concurrence.
Si l’objectif est d’accroître le « bien-être des consommatrices et consommateurs », elle estime que ces stratégies de tarification méritent d’être examinées de plus près, car elles pourraient agir comme freins à la concurrence. Cependant, si l’objectif du droit et de la politique de la concurrence est de favoriser le bien-être économique ou social général, comme c’est vraisemblablement le cas au Canada, le préjudice causé aux consommatrices et consommateurs par la tarification algorithmique personnalisée pourrait être compensé par l’augmentation des revenus des entreprises. Les effets sur le bien-être social ou économique global seraient plus ou moins « neutres ».
« Le problème avec cette approche, c’est que nous parlons de prix qui sont fixés en recueillant des informations personnelles à notre insu, et je ne pense pas que ce soit juste », ajoute Mme Chapdelaine.
« Les gens ne savent pas à quel point cela se produit. Il s’agit d’un problème majeur. »
Les autorités américaines ont adopté une position rigide à l’égard de la collusion algorithmique.
« Si nous n’adoptons pas une position ferme dès maintenant, cette nouvelle méthode d’établissement des prix détruira la concurrence efficace dans divers marchés numériques », a récemment déclaré Roger Alford, ancien sous-procureur général adjoint principal de la division antitrust du département de la Justice.
De ce côté-ci de la frontière, le Bureau de la concurrence privilégie une approche équilibrée entre la promotion de l’innovation et la protection de la concurrence, indiquant que les violations de la tarification algorithmique seront poursuivies aussi vigoureusement que les cartels traditionnels.
« Nous sommes dans une situation où nous tentons de relancer l’économie », explique M. MacKay.
« La productivité n’a pas atteint le niveau souhaité au cours des dernières années et nous considérons l’IA comme une technologie émergente qui est susceptible de devenir un outil d’amélioration de la productivité dont les entreprises, y compris les petites et moyennes entreprises, peuvent tirer parti pour accéder à un large éventail de marchés dans l’ensemble de l’économie et pour y être compétitives. C’est donc un outil important. »
Parallèlement, il reconnaît que la tarification algorithmique peut « renforcer » les comportements et les pratiques qui vont à l’encontre de la concurrence, ce qui attirera l’attention du Bureau de la concurrence qui devra surveiller de près la situation. Dans le meilleur des cas, ces pratiques « vont mettre à l’épreuve les limites de nos lois actuelles ».
Le cadre réglementaire actuel est-il dépassé?
Outre la question de savoir si les organismes de réglementation disposent de l’expertise technique nécessaire pour examiner efficacement ces outils logiciels de tarification, compte tenu de la nature de type « boîte noire » et du manque de transparence des algorithmes basés sur l’IA et de la réticence des entreprises à partager leur propriété intellectuelle, il existe un débat sain au sein des cercles juridiques sur la question de savoir si le cadre réglementaire actuel peut répondre aux nouveaux problèmes soulevés par la tarification algorithmique.
L’Organisation de coopération et de développement économiques estime que les lois sur la concurrence existantes « couvrent suffisamment » les cas dans lesquels un algorithme facilite des accords collusoires explicites entre personnes, mais pas la collusion tacite autonome algorithmique. L’organisation internationale suggère de revoir les normes juridiques relatives aux « accords » et aux « pratiques concertées » et de ne plus s’appuyer sur les notions d’« acte de communication réciproque entre entreprises » ou d’« accords de volonté » comme conditions préalables à l’intervention des autorités antitrust.
Plus près de nous, l’an dernier, dans une soumission conjointe au Bureau de la concurrence, sept cabinets juridiques canadiens spécialisés dans les recours collectifs ont recommandé que le Canada s’inspire du projet de loi américain actuellement proposé au Sénat. Présentée l’année dernière, la loi sur la prévention de la collusion algorithmique crée une présomption d’accord illégal lorsque des concurrents directs partagent des renseignements concurrentiels confidentiels par l’entremise d’un algorithme de tarification. Elle oblige également les entreprises à divulguer l’utilisation d’algorithmes pour fixer ou recommander des prix.
Les cabinets juridiques ont également suggéré que les organismes de réglementation tiennent compte du règlement sur l’intelligence artificielle de l’Union européenne à titre de modèle « utile ». En vertu de ce règlement, qui est actuellement en phase de mise en œuvre, les autorités nationales en matière de concurrence et les autres organismes de réglementation désignés disposent de nouveaux pouvoirs leur permettant d’accéder aux informations des entreprises relatives aux systèmes d’IA.
« Les entreprises qui utilisent des algorithmes de tarification basés sur l’IA devraient être tenues de divulguer le fonctionnement des systèmes aux organismes de réglementation », ont soutenu les cabinets juridiques.
« De plus, étant donné que de nombreux systèmes d’IA sont des “boîtes noires” dont les réponses peuvent être imprévisibles ou inexplicables, les organismes de réglementation devraient être en mesure de tester les algorithmes de tarification basés sur l’IA dans des conditions contrôlées dans des “bacs à sable réglementaires” afin d’observer comment les systèmes d’IA fonctionnent dans des environnements concurrentiels. »
Une association dystopique
Malgré les demandes de réformes judiciaires, les spécialistes maintiennent que les lois traditionnelles sur la concurrence et les mécanismes de mise en application peuvent traiter efficacement la majorité des problèmes juridiques soulevés par la tarification algorithmique.
« J’aimerais que la loi soit plus claire, mais je pense qu’elle permet encore d’identifier les comportements répréhensibles », avance Me Visser.
« Les entreprises échangent des informations confidentielles par l’intermédiaire de l’algorithme, en sachant que leurs concurrents le font également, et en sachant que le résultat est un prix recommandé. Je dirais donc qu’il s’agit d’une conspiration qui est visée par la loi existante. »
Me Visser est d’avis que démontrer la collusion dans les cas de tarification algorithmique pourrait s’avérer plus facile que dans les cas de conspirations traditionnelles, parce qu’il est plus facile de prouver les données que les parties ont partagées et le moment où elles ont décidé de collaborer. Selon elle, la tarification algorithmique basée sur l’IA sera propice aux recours collectifs.
La grande question est de savoir comment les tribunaux interpréteront les nouveaux enjeux qui seront inévitablement soulevés par la tarification algorithmique, en particulier pour les personnes qui ont recours à l’IA.
« Nous ne pouvons pas prévoir comment les tribunaux interpréteront les cas qui dépassent vraiment les limites de nos lois, mais nous obtiendrons ces réponses avec le temps », mentionne M. MacKay.
Me Shaboian, quant à elle, dit que les critères juridiques actuels n’ont pas été conçus en tenant compte de l’IA.
Par exemple, elle pose la question rhétorique suivante : qu’est-ce qu’un accord? Peut-il y avoir un accord sur l’utilisation de logiciels? À quel moment l’accord a-t-il été conclu? À quel moment les parties se sont-elles mises d’accord?
« Il peut être difficile de répondre à ces questions dans les cas traditionnels », affirme-t-elle.
« Avec l’IA algorithmique, cela pourrait être encore plus difficile. »
Selon Mme Chapdelaine, le recours aux lois sur la protection de la vie privée serait une bonne façon de s’attaquer à la tarification algorithmique. Cette tactique s’annonce prometteuse selon les juristes. L’utilisation des informations personnelles de clientes ou de clients potentiels pour évaluer le montant maximal qu’elles ou ils sont prêts à payer va à l’encontre des principes fondamentaux du consentement valide et du caractère raisonnable en vertu de la Loi sur la protection des renseignements personnels, selon elle. Cela peut donner lieu à une violation des contrats de consommation par le fournisseur, comme une violation des garanties expresses globales lorsqu’un fournisseur est censé respecter les lois sur la protection de la vie privée.
« Une fois qu’il est établi qu’il y a eu une violation de la Loi sur la protection des renseignements personnels, il est plus facile d’affirmer qu’il y a eu une violation de la Loi sur la protection du consommateur », dit-elle.
En effet, les organismes de réglementation et la profession juridique vivent une période exaltante. L’association dystopique de l’IA et de la tarification algorithmique soulève des questions juridiques qui commencent à peine à être abordées. Les juristes qui comptent sur le Bureau de la concurrence pour leur donner des indications sur la manière dont il appliquera ou interprétera la loi seront déçus, car rien n’est prévu à cet égard.
Entretemps, les juristes doivent au moins comprendre le fonctionnement de l’IA et faire preuve de patience jusqu’à ce que les tribunaux éclaircissent la situation.
« Cela représente un nouveau défi », déclare Me Visser.