Le côté sombre et insatiable des données
Les centres de données consomment d’énormes quantités d’eau douce, mais, alors que le Canada adopte l’IA comme moteur économique, il peut exister une réticence à adopter une loi obligeant à déclarer et à freiner la consommation

Le monde se réveille enfin devant la soif insatiable de l’intelligence artificielle, et pas seulement pour les données. Outre l’électricité, la technologie nécessite une quantité époustouflante de la ressource la plus précieuse de la planète : H20.
Certaines administrations commencent à aborder l’enjeu où des machines font de plus en plus concurrence aux humains pour obtenir des choses dont ceux-ci ont besoin pour survivre. À la suite d’une initiative sans précédent de l’UE en 2024, les centres de données, la pierre angulaire de l’IA, doivent désormais déposer des rapports détaillant leur consommation en énergie et en eau, et expliquer en détail les mesures qu’ils prennent pour réduire leur consommation.
D’autres, comme la province de Noord-Holland aux Pays-Bas, ont interrompu le développement de nouveaux centres de données en raison de pénuries potentielles d’eau potable.
Selon certains spécialistes, puisque le Canada abrite un cinquième de l’eau douce potable du monde et qu’il ne fait pas face à des pénuries, il est peu probable qu’il suive des règles de divulgation à court terme. L’eau est une responsabilité provinciale, ce qui rend la coordination difficile. Les décideurs politiques aux deux paliers considèrent également l’IA comme une voie vers la croissance économique et sont réticents à adopter des mesures législatives qui pourraient freiner les innovations et les investissements.
« Au cours des deux ou trois dernières années, parallèlement à la montée en puissance de l’IA, il y a eu une forte augmentation du développement des centres de données, explique Jeremy Barretto, associé chez Cassels Brock & Blackwell, qui ne s’attend pas à voir émerger de nouvelles règles de divulgation dans un avenir proche. Le désir de réglementation naît généralement lorsque la rareté se manifeste. »
Richard Jones, de Brownlee, doute également que les gouvernements provinciaux exigent des rapports sur la consommation d’eau. Le mouvement environnemental, social et de gouvernance (ESG), qui a été le fer de lance d’initiatives vers une plus grande transparence, « est en train de tomber en disgrâce aux États-Unis, et je m’attends à ce que la même chose se produise au Canada », dit-il.
Des 7 000 centres de données estimés dans le monde, un peu moins de 250 se trouvent au Canada.
Bien qu’essentielle à la vie humaine, l’eau est également critique pour empêcher les serveurs de centre de données de surchauffer, car des extraits de code circulent à des vitesses vertigineuses sur des fils de transmission et des algorithmes exécutent des milliers de calculs. En moyenne, un courriel de cent mots généré par l’IA utilise environ un demi-litre d’eau, selon les conditions, tandis que les images et les vidéos en nécessitent beaucoup plus.
Les centres de données, généralement de grands entrepôts qui stockent et traitent des données, gèrent toutes sortes de trafic Internet. Cependant, les robots conversationnels d’IA nécessitent une puissance de calcul considérablement plus grande et, par conséquent, plus de ressources que les données Internet conventionnelles. Selon Goldman Sachs, une seule requête à ChatGPT nécessite environ dix fois plus d’électricité qu’une recherche sur Google.
Les centres de données utilisent souvent l’eau courante, que les humains utilisent pour boire et pour se laver, afin d’absorber la chaleur et de la transporter vers les tours de refroidissement où elle s’évapore. L’eau potable est préférable à l’eau de surface pour éviter que des contaminants obstruent l’équipement.
Pour le moment, les centres de données consomment une faible quantité des ressources naturelles du monde par rapport aux industries à forte consommation en eau, comme les mines et l’agriculture. Toutefois, ce n’est pas qu’une goutte d’eau dans l’océan; un centre de données de taille moyenne consommant approximativement 300 000 gallons d’eau par jour pour le refroidissement. Des chercheurs de l’Université de la Californie, Riverside, estiment que la demande mondiale en IA pourrait amener les centres de données à utiliser jusqu’à 6,4 billions de litres d’eau douce d’ici 2027.
Les centres utilisent environ un à deux pour cent de l’électricité mondiale, une proportion qui devrait également augmenter.
Avec l’avènement des agents d’IA ainsi que d’autres outils et assistants de haute technologie, la consommation d’eau devrait augmenter de manière considérable, au moment-même où certaines régions du globe connaissent des pénuries d’eau. Par exemple, des spécialistes disent même que l’intelligence artificielle générale (IAG) est plus proche que prévu de cette possibilité. Le système actuellement hypothétique d’IA est hautement autonome, capable d’apprendre ou de comprendre n’importe quelle tâche intellectuelle qu’un humain peut accomplir, et cette réalité entraînerait des répercussions inconnues sur l’environnement.
Cependant, personne ne sait quels types d’intrants la prochaine génération d’algorithmes nécessitera ou quels progrès techniques les entreprises réaliseront pour réduire leur empreinte sur les ressources. En effet, il est attendu que l’IA aidera à résoudre les problèmes environnementaux qu’elle crée.
Quoi qu’il en soit, on s’attend à ce que le nombre de centres de données augmente partout, y compris au Canada. Des analystes estiment que, à eux seuls, les États-Unis investiront plus d’un billion de dollars dans des centres de données au cours des cinq prochaines années, alors que la même somme pourrait l’être à l’échelle internationale. Certains d’entre eux sont d’avis que la récente expansion a mené à la plus grande construction d’infrastructures que le monde n’ait jamais vue.
Toutefois, cette croissance ne prend pas clairement en compte la consommation d’eau.
Les analystes sont d’avis qu’il y a généralement un manque d’informations fiables sur le volume et la qualité de l’eau utilisée par les centres de données. Les géants de la technologie, comme Microsoft et Meta, refusent de révéler leur utilisation d’eau en détail, invoquant des raisons d’intérêt commercial. Un sondage mené en 2024 par UpTime Institute révèle que seuls 43 % des opérateurs interrogés recueillent des données sur l’utilisation d’eau, et même lorsqu’ils le font, l’information n’était pas toujours facile à comprendre.
« Avant qu’une loi sur la transparence ne soit adoptée, il faut trouver une bonne méthode normalisée pour exprimer l’utilisation de l’eau », explique Peter Judge, analyste principal de recherche chez Uptime Institute Intelligence, un service d’analyse pour l’industrie des centres de données.
Bien que le Canada soit généralement considéré comme riche en eau, certaines provinces, dont la Saskatchewan et l’Alberta, ont connu des pénuries, et de nouvelles règles concernant l’accès sont déjà en place.
« À l’heure actuelle, il existe un moratoire sur tout nouveau permis lié au bassin de la rivière Bow, dit Me Jones. Pour exploiter un centre de données dans le sud de l’Alberta, une entreprise devra soit acheter un permis d’eau existant d’un autre utilisateur, ce qui peut constituer un obstacle, soit se procurer de l’eau auprès d’un service public municipal. »
Même face aux pénuries, l’Alberta aspire à devenir un chef de file dans les centres de données à forte consommation d’eau. La province a récemment lancé sa stratégie de centres de données en IA dans l’espoir d’attirer des milliards de dollars en nouveaux investissements. La plus grande entreprise de centres de données au Canada, eStruxture Data Centers, prévoit de construire sa plus grande installation près de Calgary.
Certaines administrations canadiennes commencent à exiger plus de renseignements de leurs plus gros consommateurs d’eau. À la suite de graves sécheresses dans le sud du Québec, le gouvernement provincial a récemment adopté une loi obligeant les grands utilisateurs à déclarer leur consommation d’eau. Cependant, cela se limite à l’eau tirée d’un lieu naturel, comme une rivière ou un lac, et non d’un service public.
Il est sensé et peu contraignant d’exiger davantage d’informations des centres de données.
« Cela semble être un résultat logique, dit Hamish van der Ven, professeur adjoint en gestion durable des affaires à l’Université de la Colombie-Britannique. La divulgation de renseignements est une forme de réglementation assez peu coercitive. Je ne vois pas l’industrie résister indûment aux indicateurs obligatoires, comme l’utilisation de l’eau douce. »
Cependant, soit le public ignore les problèmes potentiels, soit il y sont indifférent, de sorte que les législateurs ne ressentent probablement pas de pressions importantes lorsque vient le temps d’exiger de la transparence.
« L’utilisation de l’IA est reconnue pour être extrêmement exigeante en matière de ressources, bien que les utilisateurs finaux n’apprécient probablement pas cela, dit Geoff White, directeur général du Centre pour la défense de l’intérêt public, un groupe de défense des consommateurs dont le siège se trouve à Ottawa. Bien qu’il y ait une prise de conscience politique croissante envers la question, je pense que c’est une très faible priorité par rapport à la course vers l’adoption de l’IA comme moteur économique. »
Me Jones dit qu’il faut généralement une crise, comme des pannes d’électricité ou des restrictions d’eau, pour que ces problèmes attirent l’attention du public.
« Même dans ces cas, l’intérêt s’estompe une fois la crise passée, tant que l’eau coule du robinet et que les lumières s’allument en appuyant sur l’interrupteur. »