Le gouvernement fédéral peut-il interdire le « grand mensonge » lors des élections?
Les modifications proposées à la Loi électorale du Canada prévoient l’interdiction de publier, dans l’objectif d’influencer le résultat d’une élection ou d’en perturber le déroulement, de l’information que l’on sait fausse ou trompeuse.
Compte tenu de la prépondérance des revendications du « grand mensonge » aux États-Unis, qui propagent des informations fausses ou trompeuses sur la fraude électorale, il n’est pas surprenant que parmi les modifications proposées par le gouvernement fédéral à la Loi électorale du Canada figure une nouvelle infraction pour la publication, dans l’objectif d’influencer le résultat d’une élection ou d’en perturber le déroulement, de l’information que l’on sait fausse ou trompeuse.
Cela inclut des informations fausses ou trompeuses sur le déroulement des élections, sur les personnes ayant le droit de voter, les modalités d’exercice du vote, et en particulier sur le processus de dépouillement du scrutin ou de validation des résultats.
En plus des mesures visant à faciliter le vote en augmentant le nombre de jours pour voter et en offrant une plus grande flexibilité quant aux bureaux de vote dans la région, le projet de loi C-65 modifie également les obligations de confidentialité des partis politiques, prévoyant de nouvelles exigences relatives aux politiques en matière de protection des renseignements personnels des partis politiques, notamment une politique concernant la collecte, l’utilisation, la communication, la conservation et le retrait de renseignements personnels.
Guy Giorno, associé chez Fasken Martineau DuMoulin LLP à Toronto et à Ottawa, et ancien chef de cabinet du premier ministre Stephen Harper, s’alarme des dispositions sur la vie privée, car elles n’obligent que les partis à adopter une politique, sans mécanisme d’application en cas de non-respect.
Il n’aime pas non plus que l’application soit principalement confiée au Commissaire des élections du Canada et à son personnel plutôt qu’aux tribunaux, même lorsqu’il s’agit de concepts criminels complexes tels que la conspiration, l’incitation à des infractions et la complicité.
Son inquiétude s’étend à l’application des dispositions sur la désinformation.
« Ces dispositions sur la vérité concernent essentiellement des aspects purement mécaniques du processus électoral, que l’on pourrait supposer qu’Élections Canada connaît », dit Me Giorno.
« Mais on se demande toutefois pourquoi nous avons recours à une mise en application par des organismes publics, non par un jury de pairs, un tribunal, un juriste, ou un procès équitable? On va les faire décider de manière brutale de ce qui est la vérité. »
Il préférerait qu’une institution et un décideur ayant fait leurs preuves dans le traitement équitable de toutes les communautés du Canada soient chargés de cette responsabilité, et ne croit pas que la Commission des élections fédérales ou ses principaux enquêteurs — la GRC — en soient capables.
Connor Bildfell, avocat chez McCarthy Tétrault LLP à Vancouver, a été un des avocats dans l’affaire Canadian Constitution Foundation v Canada (Attorney General), 2021, qui portait sur les dispositions relatives à la désinformation dans la Loi électorale du Canada, concernant les déclarations interdites sur le caractère ou la conduite des candidats, candidates avant ou pendant une élection. Dans cette affaire, le tribunal a jugé que les dispositions étaient inconstitutionnelles, car la loi ne spécifiait pas que les déclarations fausses avaient été faites sciemment.
Une modification précédente de la loi exigeait que les déclarations fausses soient faites sciemment, ajoutant un élément mens rea à l’infraction, ce qui a été reproduit dans les nouvelles dispositions du projet de loi C-65.
« Le gouvernement a pris note de l’avis de la Cour supérieure de justice de l’Ontario selon lequel, pour qu’une interdiction soit constitutionnelle, il faut prouver que la personne a sciemment transmis des informations fausses ou trompeuses », explique Me Bildfell.
Outre les interdictions concernant les déclarations sur le déroulement d’une élection, le projet de loi C-65 interdit également la transmission des renseignements faux ou trompeurs destinés à être inclus dans un acte de candidature.
« Dans toute société démocratique, il faut trouver un équilibre entre la liberté d’expression et les préoccupations concernant la désinformation, ajoute Me Bildfell. Si l’on veut avoir un dialogue robuste sur nos candidats et candidates politiques, nos questions politiques et nos points de vue politiques, il faut un engagement solide envers la liberté d’expression. »
Cela dit, la désinformation et la mésinformation peuvent causer de grands torts au processus électoral.
« Avoir des personnes qui tentent sciemment de perturber le processus démocratique est une mauvaise chose. Ce que nous voyons, ce sont des tribunaux et des décideurs politiques dans un dialogue continu sur la manière de trouver le bon équilibre », souligne Me Bildfell.
« Les tribunaux ont parfois rendu des décisions où ils ont clairement indiqué que vous étiez allés trop loin, que les gouvernements ne peuvent pas constitutionnellement limiter la liberté d’expression en créant une menace de poursuite en vertu de la Loi électorale du Canada pour avoir fait une déclaration fausse sans connaissance de sa nature fausse. »
De manière compréhensible, les dirigeants et dirigeantes politiques tentent de répondre aux préoccupations concernant la désinformation et la mésinformation tout en veillant à protéger la liberté d’expression, mais aussi en se protégeant contre les tentatives intentionnelles d’ingérences dans les élections. En s’efforçant de trouver le juste équilibre, Me Bildfell dit qu’il est toujours possible que les dispositions soient contestées comme non conformes à la Charte des droits et libertés de la personne.
Aussi grave que soit la désinformation, le professeur Emmett Macfarlane de l’Université de Waterloo se dit heureux que le gouvernement n’ait pas tenté d’adopter des politiques plus larges la ciblant.
« Si ces dispositions s’appliquent à des questions politiques substantielles comme les changements climatiques ou autre, elles se heurteraient aux questions de liberté d’expression de manière beaucoup plus directe. »
Ce que le projet de loi prescrit est une information relativement objective, étroitement axée sur l’intégrité des élections, combinée à une exigence que les personnes agissent avec l’intention d’être fausses ou trompeuses.
« Je ne pense pas qu’il y ait de sérieux problèmes constitutionnels étant donné le seuil très élevé qu’il faudrait pour intenter des poursuites pour ces infractions particulières, » observe le professeur Macfarlane.
« Une fois que vous intégrez une exigence d’intention, toute accusation sérieuse de ce genre devra être bien ancrée dans un effort concerté pour tromper les gens sur l’intégrité de l’élection ou la suppression des votes. »
Me Bildfell a toujours des préoccupations concernant le paragraphe 91(1) de la Loi électorale du Canada, qui a remplacé le paragraphe 92(1), déclaré inconstitutionnel sans l’exigence de connaissance dans Canadian Constitution Foundation v Canada.
« Même si le Parlement a maintenant imposé une exigence de connaissance, il y a encore des problèmes avec cet article que ce projet de loi n’a pas résolus, » note-t-il.
Me Bildfell cite des catégories vagues de déclarations telles qu’une fausse déclaration sur la citoyenneté, le lieu de naissance, l’éducation, les qualifications professionnelles ou l’appartenance à un groupe ou une association d’un candidat, d’une candidate, d’un candidat potentiel, d’une candidate potentielle, d’un chef de parti, d’une cheffe de parti ou d’une personnalité publique associée au chef ou à la cheffe.
« Une fausse déclaration sur l’éducation — qu’est-ce que cela signifie, demande-t-il. Ce nouveau projet de loi ne traite pas de cela. »
Il laisse, toutefois, ces catégories de fausses déclarations interdites intactes. Me Bildfell trouve que ceci pose un problème, car l’incertitude quant aux types de déclarations interdites limitera la liberté d’expression et affectera ultérieurement le processus politique.
« Nous avons besoin d’un discours robuste et vigoureux sur les questions politiques et les candidats et candidates politiques, et laisser des dispositions vagues et floues pourrait nuire à ce processus, » note-t-il.
L’interdiction de la désinformation est bénéfique lors d’événements, telle l’affaire des appels automatisés lors des élections fédérales de 2011, où des appels automatisés et trompeurs ont été passés aux électeurs de Guelph pour les diriger vers le mauvais bureau de scrutin.
« C’est précisément le genre de chose que la disposition est conçue pour cibler, » indique Me Bildfell.
Mais ces dispositions sur la désinformation ou la mésinformation pourraient-elles s’appliquer aux efforts de certains acteurs politiques pour délégitimer le processus de formation de gouvernement après les élections?
Le professeur Macfarlane ne le pense pas, étant donné que le projet de loi ne mentionne pas la formation de gouvernement ou le fonctionnement du système parlementaire. Par contre, si quelqu’un essayait de semer un doute sérieux en faisant des déclarations factuellement incorrectes sur le dépouillement des bulletins de vote ou même la validation des résultats, cela pourrait contrevenir à la loi.
« Les personnes qui ont rédigé ce projet de loi étaient très conscientes de ce que nous témoignons aux États-Unis avec Donald Trump et ses allégations de fraude électorale, » dit le professeur Macfarlane, en soulevant le fait que l’ancien président a non seulement semé le doute, mais a carrément menti sur la validité des votes, des bulletins de vote particuliers, des règles particulières et du dépouillement du scrutin.
« C’est précisément là où ce projet de loi semble être ciblé. »
Cependant, bien que des déclarations manifestement fausses aient été faites sur la formation du gouvernement et sur les personnes ayant le droit de tester la confiance de la Chambre des communes et le temps convenable pour le faire, ce projet de loi ne porte pas sur ces questions.
Le professeur Macfarlane trouve que la question de savoir s’il devrait le faire est assez intéressante. Pourtant, c’est un peu plus délicat parce que les gens ont tout à fait le droit de remettre en question la légitimité politique de différents aspects de la formation du gouvernement.
« Cela devient problématique et penche vers la désinformation lorsqu’ils suggèrent une remise en cause de la légitimité constitutionnelle de certaines choses. »
Mais même en revenant au débat sur la prorogation de 2008, le professeur Macfarlane a toujours essayé de mettre en exergue la distinction entre certaines déclarations du gouvernement Harper concernant la formation du gouvernement, qui étaient manifestement fausses, et le fait que certaines personnes remettaient en question la légitimité politique de cette coalition — ce qui ne lui posait aucun problème. Il dit que c’est une ligne difficile à tracer lorsqu’il s’agit de restrictions sur ce que les gens peuvent et ne peuvent pas dire.
Tracer ces lignes n’est pas facile, et professeur Macfarlane dit que cela va au cœur du discours politique.
« Les gens peuvent faire des déclarations constitutionnellement incorrectes, mais ils devraient toujours pouvoir dire valablement et moralement que certains partis dans certaines configurations devraient être autorisés à former un gouvernement. Il serait risqué pour la loi de réguler cela, même si certaines déclarations tombent dans la catégorie de la désinformation. »