Peser l’intérêt véritable de l’enfant
La CSC s’apprête à examiner les décisions sur les questions parentales et la garde si des enfants sont amenés illégalement en Ontario depuis un pays non signataire de la Convention de la Haye.

Les avocats canadiens en droit de la famille suivent cette question de près. En mars 2022, la Cour suprême du Canada (CSC) devrait entendre en appel l’affaire F. c. N. : une mère canadienne rentrée des Émirats arabes unis qui entend rester au pays avec ses enfants contre la volonté du père.
L’affaire tourne autour du principe de « l’intérêt véritable de l’enfant », mais la CSC va également se pencher sur la question de savoir si le juge de première instance a erré dans son interprétation et son application des articles 23 et 40 de la Loi portant réforme du droit de l’enfance.
En vertu de l’article 23, le tribunal peut « rendre ou modifier une ordonnance parentale ou une ordonnance de contact à l’égard d’un enfant » qui « subirait un préjudice grave ». Cependant, cette disposition ne fait pas explicitement mention de « l’intérêt véritable de l’enfant ».
D’après Aaron Franks, avocat en droit de la famille chez Epstein Cole à Toronto, « le nœud de l’affaire, c’est de savoir dans quelle mesure un tribunal ontarien est tenu de prendre en compte l’intérêt véritable de l’enfant, surtout quand il s’agit d’un enfant canadien, avant d’ordonner son retour dans un pays non signataire de la Convention de la Haye. Ironiquement, l’intérêt véritable n’est précisément pas censé entrer en ligne de compte dans une affaire relative à la Convention de la Haye, poursuit-il. Les autres pays signataires de la Convention croient dans un certain degré que les décisions seront rendues selon l’intérêt véritable de l’enfant une fois que tout le monde se sera entendu sur le choix du for. »
En l’espèce, la mère, une citoyenne canadienne, a vécu huit ans à Dubaï avec le père, originaire du Pakistan. Avec le consentement de ce dernier, elle a amené leurs deux jeunes enfants, tous deux citoyens canadiens, en visite chez ses parents en Ontario pour un séjour d’un mois en 2020. Deux semaines après son arrivée, elle a annoncé au père qu’elle ne reviendrait pas à Dubaï avec les enfants. Le père a alors intenté une procédure à Dubaï, puis en Ontario.
La Cour supérieure de justice de l’Ontario a entendu l’affaire en décembre 2020. Le père demandait à la Cour d’ordonner le retour des enfants aux Émirats arabes unis en application de l’article 40 de la Loi portant réforme du droit de l’enfance, tandis que la mère demandait à la Cour d’exercer son pouvoir prévu à l’article 23 et de rendre une ordonnance parentale.
En refusant d’exercer ce pouvoir, le juge de première instance s’est dit peu convaincu, selon la prépondérance des probabilités, que les enfants subiraient un préjudice grave s’ils retournaient à Dubaï. À son avis, les enfants étaient retenus illicitement en Ontario par leur mère, au sens de l’alinéa 40a); c’est pourquoi il a ordonné leur retour dans leur pays de résidence.
La Cour d’appel a confirmé la décision de première instance et réglé une bonne partie des questions. Elle a conclu que le juge de première instance n’avait pas erré et qu’il avait adéquatement tenu compte du statut de résidence incertain de la mère, l’appelante, aux Émirats arabes unis.
Toutefois, dans son avis dissident, le juge Peter Lauwers aurait fait droit à l’appel, soutenant que le juge de première instance avait commis des erreurs de droit dans son application des articles 23 et 40 de la Loi. Son avis dissident est ce sur quoi la Cour suprême se prononcera, c’est-à-dire qu’elle examinera la nature de l’intérêt de l’Ontario dans le différend parental opposant les parties. Elle se prononcera aussi sur la question de savoir si le juge de première instance a erré en ordonnant le retour des enfants à Dubaï. Dans l’avis dissident, le juge Lauwers fait valoir que « séparer la mère des enfants constituerait un préjudice grave et serait contraire à leur intérêt véritable ».
La présence de ce préjudice grave signifie que « l’article 23 s’applique et il n’est pas nécessaire d’ordonner le retour des enfants, affirme Alison Boyce, avocate en droit de la famille chez Mann Lawyers, à Ottawa. Cependant, poursuit-elle, quand il s’agit de jeunes enfants provenant d’un pays non signataire de la Convention de la Haye, il est permis d’interpréter cette situation comme un enlèvement international d’enfants. »
Comme elle n’a aucun droit légal de rester aux Émirats arabes unis, la mère y a un statut de résidence précaire en tant que ressortissante étrangère, explique le juge Lauwers. Il lui faudrait être mariée ou posséder une propriété dans ce pays pour pouvoir y rester, et bien qu’il ait offert d’acheter une propriété à cette dernière, le père n’a produit aucune preuve indiquant qu’ils en aient les moyens.
« Le juge Lauwers estime que rien n’empêcherait le père de retirer son offre pour une raison ou une autre ou d’affirmer qu’il n’est pas parvenu à conclure l’achat pour telle ou telle raison, » explique Me Boyce. Dans ce cas, la mère serait obligée de quitter les Émirats arabes unis en y laissant les enfants. Cet avis dissident du juge d’appel soulève « des points et arguments probants qui justifient un examen par la Cour suprême du Canada, car il me semble qu’il s’agit ici de questions de portée nationale », termine-t-elle.
« C’est d’autant plus vrai que ce genre de situations se verra sans doute plus souvent à l’avenir, les emplois devenant de plus en plus mobiles, dit Me Franks. Ce pourrait être une décision très difficile à rendre pour la Cour, car les questions soulevées ont des répercussions internationales. Il termine en ajoutant qu’il est quasi certain que la CSC va parler des dangers de l’enlèvement international d’enfants et de l’importance de ne pas encourager ce crime. La question est de savoir si les points contraires pèseront plus lourd dans la balance. »