Des juristes en temps de guerre
Faire face aux défis extrêmes de la guerre en Ukraine
![Un bombardement a partiellement détruit un immeuble d’appartements dans le district d’Obolon, à Kiev, le 14 mars 2022.](/MediaGallery/NM/NationalMagazine/Articles/Law/In-depth/Kyiv(769).jpg?ext=.jpg)
Comme tout le monde à Kiev, Taras Tertychnyi s’est réveillé le matin du 24 février au son d’explosions lointaines. On aurait dit le tonnerre, mais on savait tout de suite qu’il s’agissait d’autre chose. « J’ai regardé les nouvelles sur mon téléphone, qui m’ont confirmé que la guerre était commencée. » Sa famille et lui se sont alors levés et ont discuté de ce qu’ils allaient faire.
« L’échelle de l’invasion, la portée des dégâts et les autres paramètres n’étaient absolument pas clairs à ce moment-là, m’a-t-il écrit par courriel. Ce qui était clair, c’est que nous n’avions qu’une demi-heure pour prendre nos affaires, monter dans la voiture et fuir Kiev si nous décidions de le faire, car d’ici là, toute la ville serait sur les routes. »
Après avoir regardé autour de la maison et vérifié l’électricité et l’eau, ils ont réalisé qu’il n’y avait pas de combats dans la région immédiate et que tout était à sa place. « Les explosions dans le ciel étaient terminées. Nous avons alors décidé de ne pas céder à la panique, de nous tenir prêts et de suivre ce qui allait se passer. »
Me Tertychnyi, associé du cabinet Marushko, à Kiev, travaille dans le domaine du règlement des différends internationaux et des transactions internationales depuis plus de 15 ans. Son associée et lui ont brièvement discuté de leurs options : « Nous avons convenu que nous pouvions survivre à une guerre limitée, en faisant simplement comme nous avions fait en 2014-2015 [lors de l’annexion de la Crimée par la Russie]. Si la guerre devait s’intensifier, nous agirions en fonction des circonstances. Et si Poutine devait finir par nous lancer une bombe nucléaire, les affaires n’auraient en fait plus tellement d’importance. »
La pression avait commencé à monter avec le déploiement des soldats russes le long des frontières ukrainiennes au cours des semaines précédentes. La plupart des clients du cabinet Marushko, spécialisé dans le commerce international, les fusions et acquisitions et autres activités transactionnelles, avaient alors suspendu leurs projets, estimant les risques trop élevés. « La majorité de nos fichiers étaient stockés dans le nuage informatique de Microsoft, sur des serveurs situés en dehors de l’Ukraine, alors ils n’étaient pas vraiment en danger. »
En raison des mesures liées à la pandémie, le cabinet fonctionnait déjà à distance, exception faite de quelques activités nécessitant vraiment une rencontre en personne. Les associés ont clairement indiqué aux employés que leur sécurité et celle de leur famille étaient la priorité absolue. « Nous leur avons permis de faire leurs propres choix et de prendre tout le temps raisonnable dont ils avaient besoin pour se réinstaller et se loger, explique Me Tertychnyi. Il était également entendu qu’ils pourraient ne pas être toujours disponibles pour des journées de travail entières. En attendant, nous continuerions à leur verser leurs salaires aussi longtemps que nous pourrions nous le permettre dans les circonstances. »
Juges et juristes en première ligne
Les juristes canadiens qui ont des liens avec l’Ukraine regardent avec effroi le déroulement de la guerre. L’avocat montréalais Eugène Czolij est en contact depuis le 24 février avec son réseau de juristes en Ukraine, qui qualifient la situation d’« enfer », les civils étant soumis à des bombardements quotidiens. L’armée russe, dit-il, « ne remporte pas le succès initialement escompté, alors Poutine a recours à l’approche brutale d’un dictateur autoritaire aux ambitions impérialistes et dépourvues de considération pour la vie humaine, en punissant la population et en détruisant le pays ». Il ajoute que « des civils, y compris des enfants, sont quotidiennement victimes de crimes de guerre ».
L’un des collègues de Me Czolij en Ukraine lui a confié que la première fois qu’il a entendu des bombes tomber, « ça a été une expérience effroyable, mais qu’il fallait simplement apprendre à vivre avec et continuer de défendre son pays. Et c’est exactement ce que font les Ukrainiens, en grand nombre. »
Me Czolij, associé spécialisé en droit de l’insolvabilité chez Lavery et consul honoraire d’Ukraine à Montréal, entretient des liens très étroits avec le pays. Après avoir présidé le Congrès mondial ukrainien pendant dix ans, il a dirigé la mission de surveillance des élections présidentielles et législatives de 2019. Il a ensuite participé à la fondation d’une ONG en Ukraine appelée Ukraine-2050, qu’il préside. « Elle a été créée pour mettre en œuvre, sur une génération, des stratégies de développement durable et faire de l’Ukraine un État européen pleinement indépendant, territorialement entier, démocratique, réformé et économiquement concurrentiel. »
Me Czolij soutient que la meilleure façon de garantir la paix et la stabilité en Europe est « que l’Ukraine réussisse à retrouver et à protéger son intégrité territoriale. C’est pourquoi l’Occident a tout intérêt à l’aider à y parvenir ».
Des juristes et des juges ont rejoint la milice ukrainienne pour défendre leur pays et se battent en première ligne, tandis que d’autres continuent de faire avancer leurs dossiers juridiques, dans la mesure du possible. Des juristes ukrainiens ont informé Jason Woycheshyn, président de l’Association du Barreau ukrainien canadien, qu’« il n’y avait plus de service de messagerie et que la Banque nationale d’Ukraine avait imposé un embargo sur l’envoi de fonds à l’extérieur du pays, mais qu’ils parvenaient à se débrouiller, en fonction des priorités ».
Me Woycheshyn, associé chez Stewart McKelvey, à Halifax, et spécialiste des litiges, de l’arbitrage et du règlement des différends, s’est entretenu avec des juristes ukrainiens qui ont troqué la toge pour la veste pare-balle, obligés de « faire ce qu’il faut faire pour rester en vie et défendre le pays ».
Les jeunes juristes ukrainiens sont actifs sur LinkedIn et expriment énergiquement leur point de vue sur la guerre, rapporte Me Woycheshyn. « Je crois que les plus âgés, qui ont connu des changements de régime, sont davantage motivés par l’instinct de conservation : ils essaient de ne pas s’exprimer trop ouvertement, car ils ne savent pas comment les choses vont tourner. Ils s’inquiètent pour leur sécurité et celle de leur famille. »
Lutte pour l’indépendance
En raison de son emplacement stratégique et de son sol fertile qui en a fait le grenier de l’Europe de l’Est, l’Ukraine est disputée depuis des siècles, voire des millénaires, rappelle Me Woycheshyn. Il y a toujours eu une « lutte pour préserver l’indépendance, la langue et la culture » de l’Ukraine.
En 1991, alors que l’URSS s’effondrait, les Ukrainiens ont voté massivement pour leur indépendance, une indépendance que Me Woycheshyn qualifie d’« incomplète ». Pour lui, la révolution de Maïdan de 2014 était la prochaine étape. « Il y a aujourd’hui des adultes qui n’ont connu qu’une Ukraine indépendante, et c’est ce qu’ils essaient de préserver. Mais plus encore, ils essaient de rendre l’Ukraine véritablement souveraine, de lui faire franchir le dernier obstacle. » À ce stade, « ils se battent vraiment pour le dernier morceau de liberté ».
Les Ukrainiens ont vu agir Vladimir Poutine au fil des ans, souligne Me Woycheshyn. « Pas seulement ses attaques directes, mais aussi ses subterfuges et ses attaques indirectes, et sa capacité à infiltrer le pays, à infiltrer les médias et à contrôler le discours. Et voir les gens croire naïvement qu’une personne comme lui s’arrêtera à ce pays-là, c’est très frustrant pour nous. Personne ne veut déclencher une guerre nucléaire, mais si l’on remet cet engagement, on risque de créer une nouvelle escalade. »
« Poutine montre aujourd’hui son vrai visage au reste du monde, mais nous, nous le voyons depuis un bon moment. Vous devrez faire face à cet intimidateur à un moment ou à un autre, et le plus tôt sera le mieux. Il s’agit d’une lutte pour la liberté, et les Ukrainiens savent que l’indépendance a toujours un prix. »