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Rectifier le droit de la famille

L’idée des tribunaux unifiés de la famille au Canada est tombée à l’eau. Le Québec propose donc d’assumer la compétence familiale de la Cour supérieure par l’entremise d’un nouveau tribunal unifié de la famille pour favoriser l’accès à la justice

Le mari et la femme se partagent la garde et les biens pendant une procédure de divorce
iStock/AndreyPopov

On a déjà qualifié le régime canadien du droit de la famille de « ping-pong judiciaire » et pour cause : les affaires sont ballottées entre les cours provinciales et supérieures dans un processus aussi fastidieux que coûteux, qui non seulement entrave la justice, mais laisse aussi les familles dans l’incertitude.

Eric Sadvari, président de la Section du droit de la famille de l’Association du Barreau canadien, affirme que les membres militent pour des tribunaux unifiés de la famille d’un océan à l’autre. Or, bien que ceux-ci continueront d’écrire aux ministres et au ministère de la Justice, il ne s’attend pas, comme il le dit, « à ce qu’un tel changement se produise pendant mon mandat ».

Afin d’améliorer l’accès à la justice pour les familles, la Commission de réforme du droit du Canada avait recommandé, en 1974, la création de tribunaux unifiés de la famille (TUF) dans les cours supérieures pour servir de « guichets uniques » en droit de la famille.

Cinquante ans plus tard, selon un rapport de la Société des plaideurs, les TUF n’avaient été instaurés que partiellement, laissant le système judiciaire familial canadien « en crise », vu son modèle « ping-pong ».

Alors que la Colombie-Britannique, l’Alberta et le Québec n’ont pas de TUF, d’autres provinces et territoires n’en disposent qu’à certains endroits : des régions entières de la Saskatchewan, du Manitoba, de Terre-Neuve-et-Labrador et de l’Ontario – dont Toronto, la plus grande ville du Canada – n’y ont pas accès.

D’après le rapport, certaines causes de droit de la famille touchant à la sécurité des membres de la famille, à la santé et au bien-être des enfants, aux arrangements parentaux, au logement et aux fonds de subsistance (p. ex., pour la nourriture) sont laissées en suspens.

Dernièrement, le Québec a déposé un projet de loi reflétant une nouvelle approche – la création d’un TUF à la Cour du Québec, dont les juges seraient nommés par le gouvernement provincial.

La chose n’est toutefois pas si simple, les affaires touchant le divorce et les biens familiaux étant de compétence fédérale, ne pouvant donc être instruites que par la Cour supérieure du Québec.

Le ministre de la Justice, Simon Jolin-Barrette, a reconnu que le projet de loi 91 et la création de ce tribunal n’étaient qu’une « première étape »

« On va travailler avec le gouvernement fédéral pour intégrer tout ça, parce que les enjeux constitutionnels ne devraient pas être un frein à la facilité, à l’accessibilité et à l’efficacité au système de justice », a-t-il déclaré aux journalistes après la première lecture du projet de loi le 25 février.

M. Jolin-Barrette avait avisé le ministre fédéral de la Justice sortant, Arif Virani, de ses intentions avant de déposer le projet de loi.

« Le but est d’offrir une avenue plus simple, moins coûteuse et correspondant aux valeurs sociales distinctes du Québec », écrivait un porte-parole du ministre Jolin-Barrette dans un courriel.

« Les discussions se poursuivent en ce sens. »

Dans une déclaration, un adjoint du ministre Virani a signalé que le gouvernement fédéral « attend avec impatience de collaborer avec le gouvernement du Québec à ses démarches d’accès à la justice en droit de la famille, car certaines des questions soulevées nécessitent une analyse plus poussée. »

Non compétent en matière de divorce et de biens familiaux, le TUF statuerait sur des questions relatives à l’union parentale, un concept créé l’an dernier aux termes d’une loi qui entrera en vigueur le 30 juin, de même que sur des affaires d’union civile et de grossesse pour autrui.

L’union parentale, un régime unique au Québec, s’applique aux conjoints en union de fait ayant des enfants ensemble. On estime que dans cette province, 42 % des couples ne sont pas mariés.

Guillaume Rousseau est professeur de droit à l’Université de Sherbrooke. Avec Sébastien Proulx, il a rédigé le rapport Proulx-Rousseau, préparé pour le premier ministre François Legault, afin de cerner des avenues par lesquelles la province pourrait accroître ses pouvoirs et devenir plus autonome.

« Le Québec doit agir pour accroître son autonomie », dit Me Rousseau.

« C’est exactement dans cette optique que l’on souhaite élargir le rôle de la Cour du Québec dans le sillage de l’avènement de l’union parentale. »

À titre de deuxième étape, le rapport Proulx-Rousseau propose une modification constitutionnelle bilatérale, ce à quoi ont par le passé recouru le Québec et Terre-Neuve-et-Labrador pour éliminer les écoles confessionnelles sur leurs territoires.

Le Québec chercherait ainsi à modifier bilatéralement l’article 98 de la Loi constitutionnelle de 1867, qui prévoit actuellement que « [l]es juges des cours de Québec seront choisis parmi les membres du barreau de cette province ». Il proposerait d’ajouter un libellé clarifiant qu’Ottawa choisirait les juges nommés à la Cour supérieure du Québec et à la Cour d’appel du Québec à partir d’une liste dressée par la province.

« Si les juges de la Cour supérieure étaient nommés à même des listes dressées par le Québec, nous pourrions créer un tribunal de la famille doté de juges de la Cour supérieure », selon Me Rousseau.

« Politiquement, cela serait moins épineux pour l’autonomie québécoise. Si le Québec pouvait influencer la nomination des juges de la Cour supérieure, cette solution serait d’autant plus viable. »

Le ministre Jolin-Barrette a signalé que 85 % des litiges en droit de la famille se règlent déjà par la médiation, donc que le TUF viendrait simplifier les procédures dans les affaires familiales, conjugales et de violence sexuelle, tout en sensibilisant les gens aux accusations criminelles susceptibles d’entraver les procédures civiles.

Fervent partisan des démarches fédérales visant à ajouter l’infraction de contrôle coercitif au Code criminel pour les relations intimes, le Regroupement des maisons pour femmes victimes de violence conjugale du Québec n’est guère impressionné par la médiation obligatoire qu’imposerait le projet de loi 91.

« Ce qu’on veut dire par 85 %, c’est que, dans une situation de violence conjugale et de contrôle coercitif, les femmes se sentent contraintes et brusquées par ce processus », déclare Me Justine Fortin, avocate du Regroupement, soulignant que l’union parentale ne s’applique qu’aux couples qui ont des enfants.

Mme Louise Riendeau, également du Regroupement, signale que souvent, les femmes dans ces situations doivent renoncer à leurs droits pour apaiser leurs conjoints.

Or, en médiation obligatoire, les femmes pourraient renoncer à leur droit à des aliments et à leur part dans le produit de la vente du domicile familial pour régler l’affaire plus rapidement.

« Certaines femmes iront en médiation parce que c’est gratuit et que ça leur épargne des frais d’avocat », dit Mme Riendeau. 

« Oui, ce processus débouche sur une entente, mais celle-ci est absolument inéquitable en contexte de violence conjugale. »

Rollie Thompson est avocat spécialisé en droit de la famille chez Epstein Cole et professeur de droit émérite à l’Université Dalhousie, où il enseigne le droit de la famille aux juges et aux juristes. Il est un défenseur du TUF.

Il explique qu’avant l’avènement des TUF, les juges étaient souvent ignorants au sujet du droit de la famille, non intéressés par l’instruction de causes en la matière et parfois impatients avec les avocats plaidant de telles causes.

« Ce genre de chose n’arrive jamais devant le tribunal unifié de la famille. Les juges qui y siègent ont le feu sacré, et certains sont extraordinairement talentueux », dit-il.

« C’est très satisfaisant de comparaître devant un juge qui dit “J’ai entendu vos versions respectives, mais avez-vous pensé à ceci?” Ensuite, on répond “Ah, c’est vrai, nous n’y avions pas pensé.” C’est là tout le génie d’un juge spécialisé en droit de la famille. »

Me Thompson décrit le projet de loi 91 comme une « étrange créature », étant donné que sous le régime de la Loi constitutionnelle de 1867, le mariage et le divorce relèvent exclusivement du fédéral. Il n’appartient ni au Parlement ni aux législatures provinciales de « soustraire le divorce ou les biens familiaux à la compétence de la Cour supérieure ».

« Qualifier cette entité de tribunal unifié de la famille est quelque peu trompeur », dit-il.

« Je ne crois pas que la Cour du Québec peut le faire, peu importe à quel point l’Assemblée nationale légifère. Je crois que si le gouvernement fédéral déléguait ses compétences en matière de divorce, cela ne ferait pas long feu devant les tribunaux. »