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Une constitution sans consultation

Selon des observateurs, la constitution proposée pour le Québec nécessite plus qu’une loi de l’Assemblée nationale pour être légitime

Assemblée nationale du Québec
iStock/benedek

La proposition de constitution du Québec, dont la version préliminaire a été présentée la semaine dernière, a provoqué un tollé immédiat. Les chefs politiques de la province s’insurgent parce que le gouvernement l’a rédigée sans grande consultation.

Le ministre de la Justice du Québec, Simon Jolin‑Barette, est d’avis que la Constitution proposée protégera la langue et la culture distinctes de la province. Les dispositions contenues dans le projet de loi qui l’édictera portent sur ce que le gouvernement estime être des valeurs québécoises communes, soit la laïcité, l’égalité entre les hommes et les femmes, le droit à l’avortement et à l’aide médicale à mourir. Il renferme aussi d’autres mesures censées renforcer l’autonomie de la province.

Si le gouvernement l’appelle « la loi des lois », les partis d’opposition de la province s’y opposent en chœur.

Le chef libéral Pablo Rodriguez, même s’il est favorable à l’idée d’une constitution québécoise, croit que ce projet est né d’un « processus défaillant ».

« C’est un projet qui doit chercher à unir et non pas à diviser. Ce qui veut dire qu’on ne doit pas avoir un projet écrit sur un bout de table, puis ramené devant l’Assemblée nationale pour faire partie d’un débat politique où ça va se polariser », a-t-il déclaré aux journalistes.

« Une constitution doit être un projet qui unit. »

Québec Solidaire a aussi réagi à la proposition de la CAQ, soutenant que la province « n’a pas besoin d’une constitution écrite dans le bureau de Simon Jolin‑Barette ». La cheffe parlementaire de QS, Ruba Ghazal, espère plutôt voir une assemblée constituante à qui on confierait le mandat de rédiger une constitution.

Pour le chef du Parti Québécois, Paul St‑Pierre Plamondon, l’adoption d’une loi nommée « constitution » ne change rien.

La Fédération des travailleurs et travailleuses du Québec, la plus importante centrale syndicale de la province, a été étonnée par le dépôt du projet de loi 1. Selon la présidente de l’organisation, Magali Picard, ce texte aurait dû faire l’objet d’une vaste consultation publique plutôt que de « se dessiner sur un coin de table ».

En août, le grand chef du territoire mohawk de Kahnawà:ke, Cody Diabo, a rappelé au ministre Jolin‑Barette que les Premières Nations ne sont pas subordonnées à la province et qu’elles ne seront incluses dans aucune constitution provinciale.

« Il n’y a pas de nation québécoise », a-t-il déclaré à APTN News.

La Division du Québec de l’Association du Barreau canadien suit l’évolution du projet de loi et tente de déterminer comment s’impliquer dans le processus.

« Une étrange mosaïque »

Johanne Poirier, titulaire de la Chaire Peter MacKell sur le fédéralisme de la Faculté de droit de l’Université McGill, estime qu’une constitution provinciale est désirable, étant donné que toutes les autres provinces en ont déjà une (quoique la plupart aient plutôt un ensemble de lois et de règles non écrites). Toutefois, celle qui nous occupe est une étrange mosaïque qui comprend de nouvelles lois et des références à d’autres documents, comme la Charte des droits et libertés de la personne.

« Si on ne veut lire que la constitution du Québec, on n’y trouve pas la liste des droits. Il faut ouvrir un autre document, explique-t-elle. Peut-être que des amendements régleraient la chose, mais, pour l’instant, ce n’est pas un document facile à consulter. »

Mme Poirier croit par ailleurs que le processus ayant mené à cette proposition sera un point de friction, car il n’y a eu aucune démarche inclusive et non partisane ni aucune ratification populaire. 

« Le gouvernement coince l’opposition avec tout cela », dit-elle, faisant observer que toute hésitation quant au processus pourrait être considérée comme une objection à l’idée même d’une constitution ou à son contenu, comme le droit à l’avortement.

Parmi les autres changements proposés, il y a ce nouveau nom pour la disposition de dérogation de la Charte des droits et libertés : la « disposition de souveraineté parlementaire ». Mme Poirier rappelle qu’une constitution protège normalement les droits des minorités contre la majorité, mais que la proposition du Québec pousse cet équilibre vers la majorité élue à l’Assemblée nationale.

Selon Emmett Macfarlane, professeur de sciences politiques à l’Université de Waterloo, plusieurs propositions dans ce projet de loi sont inconstitutionnelles. Parmi elles, celle consistant à renommer le lieutenant-gouverneur de la province « officier du Québec ».

« La province n’a tout simplement pas le pouvoir de le faire, explique-t-il. C’est une avenue que le Québec a déjà empruntée avec les projets de loi 96 et 4. C’est malheureux que le ministère de la Justice fédéral ait participé au vandalisme juridique en intégrant ces prétendues modifications dans sa propre codification de la Loi constitutionnelle de 1867. »

Ces tentatives n’ont jamais été mises à l’épreuve en cour parce qu’aucun gouvernement n’a voulu s’y risquer.

M. Macfarlane explique que, selon la formule de modification de la Loi constitutionnelle de 1867, tout changement proposé dans les fonctions de lieutenant-gouverneur d’une province nécessite le consentement de la Chambre des communes, du Sénat et des dix provinces.

Mme Poirier, en revanche, ne croit pas que le changement de nom posera un problème, car les fonctions du poste demeureront essentiellement les mêmes. Elle rappelle que, depuis longtemps, le Québec ne fait plus lire le discours du trône par le lieutenant-gouverneur – c’est le premier ministre qui lit le discours d’ouverture de la session parlementaire.

Le projet de loi prétend aussi conférer au premier ministre québécois le pouvoir de conseiller le premier ministre fédéral sur la nomination des sénateurs et des juges de la Cour suprême du Canada occupant les sièges réservés au Québec, même si ce pouvoir relève entièrement du champ de compétence fédérale.

« C’est purement symbolique », estime M. Macfarlane.

« Et c’est malavisé, parce que ce n’est pas le genre de chose qu’on mettrait dans un acte constitutionnel : c’est une disposition sans effet. »

Un exercice unificateur pour les Québécois?

À l’été 2024, la commission politique du Parti libéral du Québec a jonglé avec l’idée d’une constitution provinciale, présentant le projet comme un exercice unificateur pour les Québécois, qui leur permettrait d’officialiser leur statut de nation distincte au sein d’un Canada uni.

Antoine Dionne Charest, fils de l’ex-premier ministre Jean Charest, était membre de cette commission et a déclaré à l’époque que c’était la direction à prendre pour le Québec.

« Cette constitution définira nos valeurs fondamentales et le rôle que nous souhaitons jouer dans la fédération canadienne », avait-il déclaré.

« L’objectif est d’affirmer le statut du Québec au sein du Canada, mais aussi de rassembler les Québécois, de clarifier la société québécoise et de lui donner une plus grande cohésion. »

Selon M. Charest, le projet faisait l’objet de discussions chez les libéraux depuis 1967, mais l’idée remontait à beaucoup plus loin. Il espérait que cet exercice assoirait les droits des minorités dans la province tout en permettant de « trouver le bon équilibre ». Pour lui, le Parti libéral du Québec est le seul parti qui puisse transcender les divisions, surtout au regard de la langue.

En novembre, le Rapport du Comité consultatif sur les enjeux constitutionnels du Québec au sein de la fédération canadienne a recommandé l’adoption d’une constitution provinciale.

Jean Leclair, professeur de droit à l’Université de Montréal, avance que s’il est facile de parler de la nation québécoise en termes rhétoriques, l’exercice se complique lorsqu’on tente d’en définir les caractéristiques.

« Le Québec ne s’exprime pas d’une seule voix », affirme-t-il.

« Il n’est ni homogène ni unanime. L’idée fondamentale derrière une constitution, c’est de rassembler les gens autour de certaines idées. Ainsi, la question de savoir qui participera au processus sera assurément un enjeu important, tout comme celle de savoir comment la constitution sera adoptée. »

Un processus remis en question

Marion Sandilands, associée chez Conway Baxter Wilson LLP/s.r.l. à Ottawa, représente des clients du Québec dans des dossiers constitutionnels. Elle est d’accord pour dire que le choix des personnes à la tête du processus sera déterminant dans cette histoire.

« Est-ce que ce sera comme une version québécoise de Charlottetown? » s’interroge-t-elle.

« Puis, il pourrait y avoir des discussions sur les droits des minorités, mais ça nous ramène à la question des personnes au gouvernail. »

Richard Albert, directeur des études constitutionnelles à l’Université du Texas à Austin, est coauteur du livre A Written Constitution for Quebec?. Dans les neuf dernières années, deux premiers ministres provinciaux l’ont consulté à propos de la faisabilité juridique d’un tel projet.

Selon lui, « il n’y a aucune entrave juridique à l’adoption d’une constitution provinciale, tant que celle-ci n’entre pas en conflit avec la Constitution canadienne, qui a la primauté absolue ».

Cela dit, pour qu’une constitution provinciale soit reconnue comme telle, il faut d’autres instruments de légitimation; une simple loi ne suffit pas. M. Albert indique que c’est la voie qu’a empruntée la Colombie-Britannique avec sa loi constitutionnelle, qu’il ne considère pas comme une constitution en bonne et due forme.

La légitimité d’une constitution doit plutôt découler à la fois d’un exercice de consultation populaire propre à orienter le libellé et d’un sceau d’approbation, soit idéalement d’un référendum.

« Nous savons pour avoir comparé les expériences partout dans le monde que, lorsque la population est invitée à voter pour ou contre une constitution, le "oui" le remporte 94 % du temps », fait valoir M. Albert.

« Pour ces politiciens qui font dans la prudence, le risque d’échec demeure très faible dès lors que le projet est bien géré. »

M. Albert croit que les Québécois seraient favorables à un tel référendum, car ce serait pour eux une occasion de se définir au sein du Canada. Mais le gouvernement provincial a plutôt présenté un projet de loi de l’Assemblée nationale, qui plus est à moins d’un an des prochaines élections.

« Je ne sais pas si les libéraux provinciaux pourront mettre fin au processus, à moins de soulever l’indignation populaire », croit Mme Poirier.

« Et j’ignore si c’est même une éventualité. »

Selon Me Sandilands, d’un point de vue fédéraliste, il est davantage question de renouveler la relation avec le Canada, car « le refus du Québec de signer la Loi constitutionnelle de 1982 habite encore beaucoup les esprits ».

Les problèmes entourant la codification

M. Leclair souligne certains des problèmes entourant la codification des règles provinciales, c’est-à-dire leur compilation dans un seul et même « recueil », plutôt qu’un traitement distinct de chaque instrument, comme la Charte des droits et libertés de la personne et la Charte de la langue française.

Premièrement, il faut déterminer le degré d’exhaustivité de la constitution dans le code : sera-t-elle très détaillée ou non?

« Une constitution ne peut pas s’apparenter à une loi fiscale – son libellé doit faire dans une certaine abstraction, il ne peut pas être trop détaillé », explique-t-il.

« Le caractère informel des règles constitutionnelles vient toujours donner de la latitude aux politiciens, et donc il y a un risque lorsque ceux-ci veulent être trop précis. »

M. Leclair ajoute qu’il y a aussi la question de savoir comment une constitution du Québec viendrait se greffer à la Constitution canadienne.

« Par exemple, le Québec ne pourrait pas éliminer la charge de lieutenant-gouverneur pour élire un président », affirme-t-il.

« Il y a aussi les droits linguistiques qui sont garantis par la Constitution [fédérale] et les droits relatifs à l’éducation. »

Toute tentative d’enchâsser les droits des minorités pourrait créer un double emploi avec la Constitution canadienne.

« En théorie, c’est une excellente idée si on ne vise pas à "brasser la cage", comme on dit en français, mais tout cela est plus facile à dire qu’à faire », estime-t-il.

M. Albert croit que les provinces et territoires devraient être plus nombreux à entreprendre ce type d’exercice : c’est une occasion de mobiliser les citoyens comme jamais auparavant, de leur faire comprendre qu’ils ont leur mot à dire sur la société et sur les lois qui les gouvernent, qu’ils ont le pouvoir de se définir dans un énoncé qui figurera dans le préambule de la constitution.

« Tant que ces acteurs constitutionnels reçoivent la bonne information, il n’y a pas de risque. »

Évidemment, concède-t-il, certains pourraient chercher la chamaille avec le gouvernement fédéral, et il pourrait être dans leur intérêt politique d’adopter une constitution aux atours inconstitutionnels, ce qui entraînerait probablement une lutte qui se rendrait jusqu’à la Cour suprême.

« J’ose espérer que cela n’arrive pas, mais je ne serais pas étonné de voir des acteurs politiques lorgner dans cette direction : il existe peut-être un univers où cela les avantagerait électoralement parlant », admet M. Albert.