Passer au contenu

Le droit de la concurrence et l’examen de l’investissement étranger au Canada favorisent-ils ou entravent-ils l’innovation?

Alors que certaines personnes affirment que les modifications législatives ne contribueront en rien à combler le retard du Canada en matière de productivité, d’autres y voient un moyen de s’assurer qu’un plus grand nombre de sociétés stratégiques restent sous contrôle canadien.

two pieces of a puzzle
iStock/mucahiddin

L’achat et la fusion de sociétés sont sur le point de se compliquer en raison d’une loi en cours d’examen par le Parlement canadien. L’intelligence artificielle et le secteur florissant de la technologie sont au cœur des préoccupations des gouvernements.

Ces modifications, incluses dans les modifications récemment adoptées pour moderniser la Loi sur Investissement Canada et dans les mises à jour de la Loi sur la concurrence encore en attente d’adoption par le Sénat, viendront-elles simplement s’ajouter à la liste de vérification habituelle des questions qui doivent être résolues par les conseils de sociétés lorsqu’une transaction est envisagée? Ou bien jetteront-elles un froid préjudiciable sur l’ensemble du secteur technologique et ralentiront-elles sensiblement les transactions?

C’est ce qu’examinera un groupe de spécialistes lors de la Conférence du printemps de l’ABC sur le droit de la concurrence, qui se déroulera à Montréal en mai. L’enjeu est de taille. Qu’il s’agisse de l’IA, des jeux vidéo, des véhicules électriques ou des produits pharmaceutiques, la technologie est considérée comme la clé de la croissance du Canada dans un contexte où l’incapacité du pays à réaliser des gains de productivité solides devient un sujet de préoccupation économique croissant.

Dans le même temps, les acquisitions dans ces domaines peuvent également constituer des menaces pour la sécurité nationale si des acteurs étatiques hostiles ou des sociétés étrangères mettent la main sur des technologies de pointe, de la même manière que l’on s’inquiète des acquisitions étrangères concernant des minerais stratégiques comme le lithium et le nickel.

En outre, le projet de loi C-59, qui met en œuvre les mesures prévues dans l’Énoncé économique de l’automne dernier, comprend plusieurs modifications techniques qui augmenteront le nombre de transactions devant obligatoirement faire l’objet d’une notification préalable à la fusion en vertu de la Loi sur la concurrence. Le délai accordé pour contester une fusion a également fait l’objet d’une modification importante.

Actuellement, le Bureau de la concurrence ne peut pas contester une fusion plus d’un an après qu’elle a été en grande partie achevée. Toutefois, en vertu du projet de loi C-59, cette période de contestation sera portée à trois ans si le ou la commissaire de la concurrence n’a pas reçu de notification préalable à la fusion. S’il y a eu notification, la période de contestation restera d’un an.

En mars, le Parlement a adopté une loi modifiant la Loi sur Investissement Canada, qui vise à renforcer le système d’examen de la sécurité nationale. Elle imposera la mise en œuvre d’un régime de notifications préalables à la clôture pour les investissements dans des secteurs sensibles qui seront bientôt désignés par le gouvernement, et qui devraient inclure ceux de la technologie numérique et de l’extraction de minerais essentiels comme le lithium. Elle conférera également au gouvernement davantage de pouvoirs pour examiner les investissements des sociétés publiques à l’étranger, y compris les actifs des sociétés canadiennes.

Le spécialiste David McFarlane, associé chez FGS Longview, une société de communication spécialisée dans les fusions et acquisitions et les investissements directs étrangers, considère que les changements apportés par Investissement Canada sont « très positifs », car ils permettront au ministre de l’Industrie d’accepter des engagements qui atténueront les risques et permettront d’obtenir des résultats plus souples.

Il admet que, dans un premier temps, l’incertitude entourant la réglementation incitera les investisseuses et les investisseurs à la prudence et les conduira à demander des conseils sur les conséquences possibles, mais que ces modifications « ne devraient pas empêcher la poursuite de bonnes occasions d’affaires ».

Me McFarlane, qui a été directeur des politiques de l’ancien ministre de l’Industrie Navdeep Bains, explique que les modifications apportées à la loi reflètent les changements géopolitiques radicaux survenus dans le monde, notamment les tensions avec la Russie et la Chine, et le fait que la sécurité économique est désormais considérée comme une composante majeure de la sécurité nationale. Il souligne que les examens de sécurité nationale peuvent s’appliquer à un champ d’investissement plus large que les seules fusions et acquisitions, notamment à la surveillance des sociétés nouvellement créées.

Bien que les modifications apportées au droit canadien de la concurrence, qui ont été incluses dans trois projets de loi budgétaires omnibus distincts au cours des deux dernières années, aient bénéficié d’un large soutien politique, les avis restent partagés sur la question de savoir si le Canada a besoin d’un droit de la concurrence plus fort. La communauté d’affaires, en particulier, s’est opposée à bon nombre de ces changements.

Jerome Gessaroli, professeur en financement des entreprises au sein de l’Institut de technologie de la Colombie-Britannique et chercheur principal à l’Institut Macdonald-Laurier, craint que les changements apportés à la politique de la concurrence ne conduisent à un renforcement de la réglementation de l’économie, ce qui n’améliorera en rien le retard du Canada en matière de productivité.

« Dans l’ensemble, je ne vois pas dans quelle mesure ces modifications pourraient favoriser l’innovation ou améliorer la productivité, a-t-il déclaré. Ces révisions semblent refléter le scepticisme qui prévaut au Canada en ce qui concerne la capacité d’autorégulation des marchés; l’idée sous-jacente selon laquelle les profits anormaux favorisent l’entrée sur les marchés, ce qui, en fin de compte, fait baisser les coûts et améliore les produits ou les services. »

Plus précisément, M. Gessaroli redoute que ces nouvelles règles ne rendent plus difficile l’acquisition de petites entreprises par de grandes sociétés, ce qui pourrait avoir un effet dissuasif important sur l’activité entrepreneuriale et nuire à l’ensemble de l’écosystème des entreprises en démarrage, composé d’entrepreneurs et d’entrepreneures, de sociétés de capital-risque et de grandes sociétés de technologie.

Cinquante pour cent des entreprises en démarrage considèrent l’acquisition par une entité plus importante comme leur principale stratégie de sortie, contre seulement 18 % qui cherchent à s’introduire en bourse, a expliqué M. Gessaroli. Si les grandes sociétés sont dissuadées de procéder à ces acquisitions, les investisseuses et les investisseurs en capital-risque pourraient être moins susceptibles de financer ces entreprises dès le départ, en raison de la diminution des possibilités d’encaissement.

« Les flux financiers vers les entreprises en démarrage pourraient diminuer, ce qui compliquerait l’obtention de financements pour les personnes qui se lancent dans l’entrepreneuriat et l’innovation », a-t-il déclaré.

Une opinion non partagée par Keldon Bester, directeur général du Canadian Anti-Monopoly Project, qui se félicite des modifications apportées au droit de la concurrence et ne s’attend pas à une incidence considérable sur les investissements dans les activités de fusion ou d’innovation. Il souligne que le Bureau de la concurrence n’intervient que dans « très peu de cas de fusion », les conventions d’expédient représentant moins de 1 % de l’ensemble des fusions.

« Même si ce pourcentage augmente, nous ne parlons que d’une catégorie de fusions et d’acquisitions très limitée, et la situation ne va pas changer radicalement, affirme M. Bester.

Dans l’ensemble, ces modifications ne porteront que sur une sphère d’activités assez restreinte et n’auront aucune incidence sur la majeure partie des marchés financiers. »

Si des restrictions devaient être imposées, elles devraient concerner le type de transactions qui pourraient causer le plus de tort à la population canadienne sans rien apporter à l’économie, estime M. Bester, comme les transactions par lesquelles un acteur déjà dominant tente d’acquérir un concurrent existant ou potentiel.

« Nous ne voudrions pas que Rogers pense qu’il peut acheter Quebecor pour ses actifs de télécommunications. Nous voudrions que la société réfléchisse à la manière de faire fructifier ses activités de manière organique. »

Paul Gagnon, associé et co-leader technologies et intelligence artificielle (IA) chez BCF à Montréal, ne pense pas que ces changements auront une incidence énorme.

« La clé, c’est de créer des entreprises exceptionnelles », explique-t-il.  

Me Gagnon voit dans les actions du gouvernement une volonté de s’assurer que les entreprises les plus stratégiques, telles que celles du secteur technologique, restent sous contrôle canadien.

« Les spécialistes de la technologie avec qui je travaille ne se réveillent jamais le matin en pensant à la politique canadienne avant de commencer à coder, déclare-t-il à propos des membres de sa clientèle.

En tant que juristes, notre travail est de rendre ces éléments pertinents et de préparer les sociétés au moment où ces considérations pourraient entrer en jeu. »

Me Gagnon dissipe également les inquiétudes liées au fait qu’il existe désormais une période de contestation de trois ans pour les transactions qui ne font pas l’objet d’une notification préalable à la fusion.

« Je pense que ces modifications visent à inciter les sociétés à communiquer davantage avec le Bureau de la concurrence, observe-t-il.

L’innovation et les incitations en faveur de celle-ci sont réellement essentielles à l’IA et jouent un rôle important pour stimuler notre compétitivité. Cela correspond à ce que nous constatons dans ces modifications législatives. »