La Charte comme rempart de campements
La loi suprême du pays invoquée avec succès pour préserver des campements peuplés de personnes en situation d’itinérance.

C’est devenu un classique dans de nombreuses villes du pays. Des campements de personnes en situation d’itinérance s’érigent sur des terrains vagues appartenant au domaine public. Des dizaines de personnes s’y entassent, faute de pouvoir trouver un lit dans les refuges. Dans de nombreux cas, on assiste à un démantèlement par les services publics relevant généralement du palier municipal. Dans d’autres, les tribunaux sont sollicités. C’est le cas de la municipalité régionale de Waterloo en Ontario.
La Cour supérieure de la province a été interpellée récemment pour bloquer le démantèlement d’un campement peuplé de personnes en situation d’itinérance. Dans un jugement touffu, le juge Michael Valente a préservé le camp de fortune érigé sur le territoire de la municipalité régionale de Waterloo. « La population sans-abri de la municipalité régionale doit être en mesure de se constituer un toit », conclut le juge.
La municipalité régionale s’était pourtant dotée d’un plan pour venir en aide aux personnes sans-abri sur son territoire. La politique s’inscrit dans une volonté des élus d’améliorer leur processus de démantèlement de tels campements. Le juge Valente cite même un rapport à l’attention des élus de Waterloo, qui décrit en termes plutôt durs le dernier démantèlement à avoir eu lieu, en novembre 2021.
« La manière dont ces actions ont été menées ne reflétait pas la dignité des personnes vivant dans le campement », peut-on lire dans ce rapport. Résultats : quatre principes de base, notamment pour permettre aux individus concernés « d’accéder à des alternatives plus sûres, durables et bénéfiques pour la santé », en évitant la répression. Ainsi, un démantèlement ne devrait pas avoir lieu après des efforts « raisonnables » pour rejoindre et soutenir ces communautés, et surtout, après un délai raisonnable.
C’était sans compter l’intervention de la Cour supérieure de l’Ontario.
Itinérance en hausse
Dans la municipalité régionale de Waterloo, le nombre de personnes aux prises partiellement ou totalement avec l’itinérance a triplé entre 2018 et 2021, selon un rapport de 2021. Cela représente environ 1085 personnes.
C’est en parallèle de cette hausse qu’un « petit nombre de personnes » ont commencé à s’installer sur un terrain propriété de la municipalité, sans cependant obtenir d’autorisation. En six mois, le camp grossira de manière considérable : on y compte « environ » 70 abris temporaires, pour y loger quelque 50 personnes, au printemps 2022.
En avril, la politique susmentionnée est déployée. Des travailleurs de rue sont envoyés au campement. On tente de jumeler les personnes dans le besoin avec les services existants. Un outil d’évaluation du risque est aussi développé pour mesurer les risques posés par l’agrandissement du campement.
Forte de ces nouvelles données, la municipalité régionale considère que la seule solution qui s’offre à elle dans le contexte est le démantèlement du campement. Cependant, le juge Valente déterminera ultimement que cet exercice n’aurait pas dû être concluant : un directeur de la municipalité chargé de l’évaluation du risque a admis en contre-interrogatoire que son exercice « n’était pas bien documenté ». « Il était basé sur un outil d’évaluation du risque préparé pour la Ville de Sudbury », écrit le juge, qui déplore aussi l’absence d’analyse qualitative.
Pourtant, le juge estime que « chacun de ces enjeux [...] a un impact négatif sur les conditions de vie du campement ». Il note ici les enjeux de propreté, de consommation de drogue et d’altercations physiques, entre autres. Cependant, ces risques diminueront-ils avec la fermeture de ce campement? Ce n’est pas son avis : « Fermer ce campement ne fera que déplacer tous ces risques ailleurs », note le juge.
Tous ces problèmes auraient pu trouver une solution plus simple, dit-il. « Le problème des déchets humains aurait pu être facilement réglé si la région avait facilité l’accès plus tôt aux toilettes situées à la cuisine St-Jean et/ou installé les deux toilettes portables sur le campement plus tôt qu’elle ne l’a fait », écrit-il.
En bref, en l’absence d’un nombre de lits suffisant dans les refuges de la région, on ne peut sanctionner l’établissement d’un tel campement.
Allocation de ressources?
Le juge Valente résume succinctement pourquoi la réglementation municipale est soumise à la Charte canadienne des droits et libertés. Les droits intégrés à celle-ci doivent recevoir une interprétation « généreuse, contextuelle, large et libérale », selon la formule consacrée, note le magistrat. Il cite enfin la décision Godbout c. Ville de Longueuil de 1997, un arrêt de la Cour suprême qui « établit clairement que la Charte s’applique aux municipalités et à leurs règlements municipaux. »
La municipalité régionale de Waterloo souhaitait ainsi se soustraire à l’application de la Charte en plaidant la notion d’allocation de ressources : les tribunaux ne peuvent s’ingérer dans des décisions politiques. Il rejette cet argument du revers de la main, faisant valoir qu’il s’agit plutôt d’évaluer la constitutionnalité de l’interdiction contenue à un règlement municipal.
Waterloo plaide aussi que les demandeurs « cherchent à protéger des droits de propriété, dont aucun n’est protégé par la Charte. » Or, le juge conclut au contraire que les demandeurs ne cherchent pas à établir une propriété là où se trouve le campement. Celui-ci se trouve plutôt à proximité de services qu’ils utilisent souvent. « Cela n’équivaut pas à revendiquer un droit de propriété », estime le juge Valente.
La question que se posera le tribunal au final sera le test classique pour évaluer la légalité d’un article de loi ou d’un règlement. Si une atteinte à un droit fondamental protégé par la Charte est prouvée, peut-elle néanmoins se justifier dans le cadre d’une société libre et démocratique?
Le droit à un abri
Ce n’est pas la première fois dans l’histoire judiciaire canadienne qu’on tente de protéger une telle installation qu’un campement pour sans-abri devant les tribunaux. Le juge Valente considère l’itinérance comme un problème « en croissance » au Canada. Il s’appuie sur des décisions émanant en grande partie de la Colombie-Britannique pour justifier son raisonnement.
Ainsi, depuis la décision en 2008, Ville de Victoria c. Adam, les tribunaux doivent procéder à une analyse somme toute assez simple avant d’avaliser le démantèlement d’un campement de personnes en situation d’itinérance. Existe-t-il assez de lits dans les refuges de la région donnée? Ces lits sont-ils suffisamment accessibles à ces personnes?
En bref, « l’essence des décisions de la Colombie-Britannique est l’établissement d’un droit constitutionnel à s’abriter lorsque le nombre de sans-abri dépasse le nombre de places disponibles et accessibles dans les refuges intérieurs d’un ressort donnée. »
Or, selon la preuve devant lui, le juge Valente note que la capacité actuelle des ressources de la municipalité régionale de Waterloo est de 553 personnes en situation d’itinérance. Or, tel que mentionné plus haut, la municipalité estime que ce sont 1100 personnes qui sont en situation d’itinérance sur son territoire.
Il en viendra à la conclusion que ce règlement municipal, qui interdit la construction de tout abri sur les terrains municipaux, viole le droit à la vie tel que le protège la Charte.
Dans un contexte de crise du logement sans précédent, d’une accentuation de l’itinérance un peu partout au pays et de la saturation des ressources locales existantes, installe-t-on la Charte canadienne comme l’ultime rempart des campements de personnes en situation d’itinérance ?