À qui appartient l’IA?
Considérations sur la propriété intellectuelle d’œuvres créées par une intelligence artificielle.
De temps à autre, un sujet lié à la propriété intellectuelle capte l’attention des grands médias. Il y a une dizaine d’années, la presse populaire s’est emparée du soi-disant différend concernant des « selfies de singe », qui portait sur la question de savoir si le droit d’auteur s’applique aux égoportraits d’un macaque et, si tel est le cas, qui en est le propriétaire. (Je préfère vous le dire tout de suite : ce n’est pas le macaque.) Aujourd’hui, des articles circulent à nouveau sur la propriété intellectuelle d’œuvres prétendument créées par quelqu’un ou quelque chose qui n’est pas une personne physique : une machine munie d’intelligence artificielle.
Peut-être à cause de l’influence d’Hollywood, le terme « intelligence artificielle » tend à évoquer des images de machines géniales capables de passer pour des humains dans toutes sortes de situations. La réalité est moins impressionnante. Nous sommes loin de développer des IA qui soient du genre du Terminator ou de HAL 9000. La technologie actuelle est encore limitée aux IA dédiées à une tâche particulière, comme les applications appareil photo sur un téléphone qui identifient les visages ou les ordinateurs qui tentent de « comprendre » ou d’imiter les requêtes faites en langage naturel.
La reconnaissance faciale et le traitement automatique du langage naturel reposent sur un type d’IA qu’on appelle un « réseau neuronal ». Celle-ci exploite une architecture informatique qui s’inspire du cerveau humain et qui est capable d’apprendre, c’est-à-dire de s’améliorer dans l’exécution d’une tâche sans qu’on l’ait explicitement programmée pour exécuter cette tâche. Généralement, quand on parle d’intelligence artificielle et qu’on la compare à l’intelligence humaine, on parle en fait de l’apprentissage automatique effectué par des réseaux neuronaux.
DABUS (pour Device for the Autonomous Bootstrapping of Unified Sentience) est une IA composée de réseaux neuronaux et chargée de proposer des inventions. Son créateur et propriétaire, le physicien Stephen Thaler, Ph. D., prétend que DABUS a inventé un conteneur alimentaire (fractal container ou « contenant fractal ») et une balise de détresse (neural flame ou « flamme neuronale »). M. Thaler a déposé une demande de brevet pour ces inventions dans plusieurs pays, citant DABUS comme l’inventeur. Des procédures sont toujours en cours devant les tribunaux et les organismes administratifs, mais à ce jour, la Cour fédérale d’Australie, la Cour d’appel du Royaume-Uni, un tribunal de première instance des États-Unis et l’Office européen des brevets ont tous statué qu’un inventeur doit être une personne naturelle.
L’un des arguments invoqués en faveur de l’inscription de DABUS comme inventeur est d’ordre moral : celui qui crée une invention a tout simplement le droit d’être reconnu comme inventeur. DABUS, cependant, est une chose et non une personne. Comme toutes les autres IA actuelles, DABUS est une IA dédiée à une tâche particulière dont les capacités limitées sont très différentes de celles des humains. Un jour viendra peut-être où une IA aura une véritable intelligence générale et une capacité de ressentir (la sentience). Mais alors la société sera confrontée à des questions plus pressantes que celle de savoir si cette IA doit être identifiée comme l’inventrice dans les demandes de brevet.
Un autre argument est d’ordre économique : si un brevet ne peut être accordé aux inventeurs artificiels, ce type d’activité risque d’être abandonné (faute d’être adéquatement protégé), et la société se priverait alors d’une vaste gamme d’inventions potentiellement bénéfiques conçues par IA. Ce problème peut néanmoins être résolu en reconnaissant simplement comme inventeur la personne qui a utilisé l’IA pour créer l’invention, plutôt que l’IA elle-même. Après tout, c’est la personne qui a consacré du temps et de l’argent pour se procurer, entraîner et utiliser l’IA qui devrait être reconnue.
Certains pays appliquent déjà ce type de cadre au droit d’auteur. La législation britannique, par exemple, prévoit que l’auteur d’une œuvre générée par ordinateur est la personne qui a pris les dispositions permettant à l’ordinateur de produire l’œuvre. L’adoption d’un modèle semblable en droit des brevets clarifierait la position juridique des inventeurs comme M. Thaler et serait cohérente avec le fait que les IA ne sont actuellement que des outils utilisés par les créateurs, et non pas des créatrices elles-mêmes, et que c’est donc envers ces créateurs que la société a des obligations économiques et morales.
Cet article a initialement paru dans BarTalk, publication de la Division de la Colombie-Britannique de l’Association du Barreau canadien.