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La souveraineté des États et la responsabilité internationale des entreprises

Nos tribunaux devraient-ils tenir responsables les multinationales pour des violations des droits de la personne à l’étranger?

Bisha Mine

En 1897, un citoyen américain vivant au Venezuela, George F. Underhill, a déposé un recours en dommages dans une cour de New York contre le général révolutionnaire vénézuélien Hernandez, qui avait occupé une partie du pays et tenté de nationaliser son entreprise.

Des dommages avaient été causés, avait affirmé l’Américain, et il devait être dédommagé.

La Cour suprême lui a ultimement donné tort, dans une décision qui allait jeter les bases de la doctrine de l’acte de gouvernement en tant que barème pour les systèmes juridiques occidentaux.

« Tout État souverain est tenu de respecter l'indépendance de tout autre État souverain, et les tribunaux d'un pays ne jugeront pas les actes du gouvernement d'un autre qui sont commis sur son propre territoire », avait écrit le juge en chef Melville Fuller.

Plus tard ce mois-ci, la Cour suprême du Canada entendra Nevsun Resources c. Gize Yebeyo Araya, un dossier qui soumettra la doctrine de l'acte de gouvernement à son premier test devant les tribunaux canadiens. L'affaire servira à évaluer dans quelle mesure les droits internationaux de la personne ont un fondement dans le système juridique d’ici.

Abus, torture, conscription

À lire la description de la mine Bisha faite par l’entreprise Nevsun Resources, rien ne semble anormal. La mine est située au centre de l’Érythrée, sur la côte nord-est de l’Afrique. Projet conjoint entre Nevsun et le gouvernement érythréen, elle est un site d’extraction du cuivre, du zinc, de l'or et de l'argent.

« Le gouvernement érythréen continue d’appuyer fermement le développement de l’industrie minière en tant que secteur important de son économie nationale », peut-on lire sur le site Web de Nevsun. On y indique que le pays est un « État à parti unique », sans mentionner que l’Érythrée est l’un des États les plus répressifs au monde.

Un rapport de Human Rights Watch publié en 2018 concluait que le pays fonctionnait comme une dictature et qu'il n'a pas d’assemblée législative, pas d'organisations de la société civile ou de médias indépendants, et pas de système judiciaire indépendant.

De plus, selon l’ONG, chaque Érythréen doit servir une période indéterminée de « service national » après ses 18 ans, et beaucoup finissent par servir plus de dix ans.

Les trois personnes qui portent l'affaire devant la Cour suprême sont des réfugiés de l'Érythrée – deux qui vivent actuellement aux États-Unis et un autre qui est un résident permanent du Canada.

Les trois allèguent avoir été recrutés de force dans ce service national.

Un mémoire déposé avant l'audience du 23 janvier allègue que pendant la construction de la mine, ils ont été forcés de travailler dans des conditions inhumaines et sous la menace constante de châtiments corporels, de torture et d'emprisonnement.

Ces allégations n'ont pas été prouvées devant les tribunaux.

Dommages, existants et nouveaux

À la lumière des allégations d'abus dont les travailleurs auraient été victimes, les trois réfugiés ont cherché à intenter une action en justice contre Nevsun en Colombie-Britannique.

Comme le dit leur mémoire, ils soutiennent que Nevsun était notamment complice de voies de fait, détention illégale et négligence. Il s’agit, selon eux, des délits existants dans la common law canadienne.

Et c'est là que l'argument devient intéressant. La revendication cherche à intégrer une série d'autres revendications, fondées sur le droit international coutumier. Ils allèguent non seulement que Nevsun est coupable d’avoir permis le travail forcé, l’esclavage, les crimes contre l’humanité et les traitements cruels, inhumains ou dégradants, mais que ces actions sont passibles de poursuites devant les tribunaux canadiens.

Professeur de droit à l'Université d'Ottawa, François Larocque agit comme conseil au sein de la firme Power Law. Il a rédigé le livre – en fait, plusieurs ouvrages – sur la manière dont les droits de la personne internationaux peuvent être intégrés au droit canadien. Il est également co-conseil pour Amnistie internationale, qui a été autorisée à intervenir dans l'affaire Nevsun.

« Il y a vraiment un délit civil ici », soutient le professeur Larocque. La vraie question, dit-il, est de savoir si cette affaire, si elle devait être poursuivie, ne devrait reposer que sur des délits habituels, ou si elle peut cadrer avec de nouveaux délits ancrés dans le droit international.

« Je suis depuis longtemps d'avis que les tribunaux canadiens peuvent et devraient utiliser leur compétence inhérente pour reconnaître de nouvelles catégories de responsabilité fondées sur le droit international coutumier », dit Me Larocque. Il cite R. c. Hape, un dossier de 2007 dans lequel la majorité de la Cour avait conclu que le droit international coutumier devrait être incorporé dans le droit national en l'absence de législation contradictoire. Selon le professeur, Nevsun en est un bon exemple.

La doctrine de l’acte de gouvernement

Nevsun a tenté dès le départ de faire rejeter le recours.

La société a affirmé entre autres que la doctrine de l’acte de gouvernement la protégeait de telles réclamations; que les délits fondés sur le droit international coutumier ne pouvaient être portés devant les tribunaux; et que les tribunaux canadiens n'étaient pas le forum approprié pour intenter un tel recours.

Les arguments de Nevsun ont échoué en première instance et devant la Cour d'appel de la Colombie-Britannique.

L’invocation de la doctrine de l’acte du gouvernement par Nevsun est nouvelle pour les tribunaux canadiens, mais comme le montre l’affaire de 1897 contre le général vénézuélien, c’est un concept très ancien. L’entreprise soutient que l'affaire ne peut même pas être entendue, car pour statuer sur ces demandes, un tribunal canadien sera inévitablement tenu de se prononcer sur la légalité des actes officiels de l'État d'Érythrée. C'est un argument, affirme Nevsun, qui est au cœur du principe de la courtoisie internationale. Se prononcer sur la légalité du système de conscription de l’Érythrée transformerait les tribunaux canadiens en arbitres des obligations internationales et nationales d’États étrangers.

Nevsun invoque également l'affaire R. c. Hape, dans laquelle les juges majoritaires ont statué que pour préserver la souveraineté et l'égalité, les droits et les pouvoirs de tous les États comportent des devoirs corrélatifs, au sommet desquels repose le principe de non-intervention.

La non-intervention est la meilleure politique à suivre, estime Nevsun.

À la Cour suprême de la Colombie-Britannique, le juge qui présidait l’audience a qualifié cette application de draconienne.

« Je pense que la route sera difficile pour eux », estime Penelope Simons, professeure agrégée de droit à l'Université d'Ottawa. Avec son collègue Larocque, elle représente Amnistie internationale à la Cour suprême. « Ce n'est pas [une notion] que les tribunaux canadiens ont déjà appliqué. »

Le professeur Larocque pense lui aussi qu'il y a peu d'appétit judiciaire pour l’application de cette doctrine. « La plupart des cas dans lesquels on peut affirmer qu’elle [pourrait s’appliquer] peuvent être traités en vertu de la Loi sur l'immunité des États, qui est un cadre beaucoup plus établi. »

De plus, comme le soulignent les intimés, l’application de la doctrine a déjà été limitée ailleurs, comme au Royaume-Uni et en Australie.

Développements importants

Si la Cour suprême du Canada limitait elle aussi l'application de la doctrine, la conclusion serait que les délits relatifs aux droits de la personne fondés sur le droit international coutumier peuvent être jugés par les tribunaux canadiens. Cela représenterait un développement important, en particulier pour les sociétés minières établies au Canada.

L'issue de deux autres affaires devant les tribunaux pourrait être affectée – un dossier impliquant Tahoe Resources et l’autre, Hudbay Resources.

Cela représenterait aussi l’une des premières fois où un cas de cette nature serait entendu sur le fond.

« Ce serait important, car cela pourrait éliminer certains des obstacles à la résolution de certains de ces cas au Canada », a déclaré la professeure Simons.

Nevsun soutient que si ces obstacles doivent être démantelés, il appartient au Parlement d’en décider. Mais la professeure rejette ce raisonnement. « Tous les cas de délits d'entreprise ne peuvent être transformés en poursuites civiles », a-t-elle répliqué au National de l’ABC. Vous n'allez pas toujours avoir tous les faits nécessaires pour que ces types de cas aillent de l’avant, dit-elle, sans parler du coût prohibitif de leur présentation avant qu'ils puissent même être débattus sur le fond.

Selon le professeur Larocque, beaucoup de choses dépendront de la formulation de la Cour suprême si elle décide d’aller de l’avant. « Je m'attends à ce qu'ils le fassent avec prudence et avec des paramètres clairs pour l'avenir », dit-il.

Mais même dans cette éventualité, il existerait des limites quant aux types de droit international qui pourraient être appliqués dans la common law canadienne. Par exemple, selon Me Larocque, ce ne sont pas tous les traités des Nations unies qui pourraient faire l’objet d’un délit. Pour être utilisé de cette manière, un plaideur éventuel devrait établir que « le traité a été pleinement mis en œuvre par le Canada au moyen de lois; que le traité envisage la possibilité de recours civils devant les tribunaux; et que le traité s'applique [à] la violation alléguée de manière spécifique. »

Ainsi, limiter le champ d’application de la doctrine de l’acte de gouvernement et inscrire ces délits dans la common law ne signifie pas nécessairement qu’un flot de dossiers s’apprêterait à déferler devant les cours canadiennes. « Il existe des obstacles juridiques, mais également des obstacles pratiques », explique la professeure Simons.

Daniel Baum, avocat chez Langlois à Montréal, estime quant à lui que Nevsun est presque unique en son genre. « Les faits ici sont assez spécifiques », dit-il.

Un radar clignotant

Ce que dira la Cour et la manière dont elle le formulera auront donc beaucoup d’importance pour les entreprises canadiennes implantées à l’étranger.

Si elle permet que l'affaire soit jugée sur le fond, pratiquement toutes les sociétés canadiennes qui exercent des activités dans des États aux antécédents discutables en matière de droits de la personne pourraient devoir réévaluer leurs responsabilités de manière significative.

« Le radar clignote déjà », dit Me Baum. « Il faut maintenant attendre de voir comment le tribunal va se prononcer pour que les entreprises aient une meilleure idée de la façon dont elles réagiront. » Il ajoute que la question n’est pas de savoir si les entreprises devront réagir, mais quand.

Et même si les requérants n’ont pas gain de cause, les entreprises devront commencer à se préparer. À moins que le tribunal rédige une décision unanime entérinant la doctrine de l’acte de gouvernement – un scénario improbable – les tribunaux semblent enclins à permettre une certaine intégration du droit international des droits de la personne dans la common law canadienne.

Cette responsabilité incitera les entreprises à élaborer des lignes directrices, des politiques et des procédures afin de minimiser ce risque, selon Me Baum. Mais elle pourrait également dicter comment et où les entreprises décident d’entreprendre de nouveaux projets.

« En ce moment, l'incertitude est à son comble. »