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La pratique du droit en temps de chaos

Quel rôle et quelles obligations éthiques les juristes ont-ils dans le maintien de la primauté du droit?

Illustration of lawyer pleading with smokestack in the background

En tant que défenseurs de la primauté du droit, les juristes sont confrontés à des défis uniques qui peuvent mettre à l’épreuve leurs obligations éthiques, encore plus lors de périodes de bouleversements marqués par la polarisation politique, la dégradation de l’environnement et les mouvements anti-sciences. Les juristes se trouveraient peut-être parfois dans des situations où ils doivent choisir les causes pour lesquelles ils sont prêts à s’engager et celles pour lesquelles ils ne le sont pas. Ils peuvent également se demander s’ils sont tenus de faire autre chose que ce qui est lié aux intérêts de leurs clients, un dilemme que Malcolm Mercer, président du Tribunal du Barreau, a utilisé dans la préparation d’une discussion au Forum déontologique du mois de mars, organisé par l’ABC et la Fédération des ordres professionnels de juristes du Canada.

Selon Steven Vaughan, professeur de droit à l’University College London, il existe une « déconnexion entre faire tout ce que vous pouvez pour vous assurer du progrès des intérêts de votre client et vos autres obligations ». Les juristes disent souvent que leurs obligations éthiques ultimes sont envers leur client et leur intérêt. « Toutefois, juridiquement, c’est faux », dit Me Vaughan, ancien juriste en droit de l’environnement qui enseigne maintenant la déontologie. D’autres principes juridiques, comme l’intégrité, l’honnêteté et l’indépendance, entrent également dans l’équation.

Me Vaughan souligne également la nécessité pour les juristes de réfléchir de façon critique à ce que signifie le maintien de la primauté du droit. « La primauté du droit en tant que notion est variée et contestée et aucune définition n’est universellement acceptée, affirme-t-il. Nous avons des comptes rendus plus restreints et plus formels de la primauté du droit, notamment la façon dont les lois sont établies et appliquées, et nous avons aussi des définitions plus larges et beaucoup plus exhaustives, qui incluent des aspirations en matière de droits, de transparence, de justice et de participation. »

Son point de vue plus global est que, certes, les juristes doivent agir fermement dans l’intérêt de leurs clients. Cependant, en tant que professionnels, ils sont toujours liés par des engagements envers l’intérêt public et la primauté du droit.

« Lorsque vous parlez à des juristes des choses qu’ils sont prêts à faire ou non, et que vous leur donnez une liste, presque tout le monde a une limite morale personnelle », déclare Me Vaughan. En tant que juriste, il a défini cette limite lorsqu’on lui a demandé de faire du travail de défense pour une société productrice de tabac. « Je ne pouvais tout simplement pas défendre cette industrie. »

Il a toujours la même opinion aujourd’hui lorsqu’il est question du rôle que les juristes sont appelés à jouer pour faciliter, au nom de leurs clients, toute activité économique générant des émissions de combustibles fossiles. « Nous avons beaucoup de lois sur les changements climatiques, que ce soit à l’échelle régionale, nationale ou internationale, mais, en fait, il y a très peu de progrès par rapport à ces lois, qui ont des lacunes considérables et qui sont inefficaces à bien des égards », explique-t-il. Les professionnels du droit doivent réfléchir davantage à leurs engagements face aux changements climatiques.

Pour sa part, Emilie Taman, avocate chez Champ & Associates, y va d’une mise en garde, affirmant que nous devrions éviter d’associer les valeurs personnelles d’un juriste à celles de son client. Elle exprime également son inquiétude quant à ce qui semble être une tendance croissante sur le Web de jeter l’opprobre sur les juristes qui défendent des causes impopulaires. « Nous avons tous nos propres limites, mais cela ne veut pas dire que les gens qui représentent l’autre camp sont des personnes mauvaises ou immorales », croit l’ancienne procureure fédérale. Son cabinet d’Ottawa représente des demandeurs dans une action collective qui réclame des dommages punitifs contre les organisateurs du convoi de la liberté l’année dernière.

Me Taman est d’avis que notre démocratie est sous-jacente à un système juridique conflictuel dans lequel nous nous faisons les médiateurs de conflits. Néanmoins, elle remarque que le droit à la représentation juridique demeure un principe ancré dans le droit pénal. Dans les affaires civiles et commerciales, « intellectuellement parlant, les gens pourraient être un peu plus honnêtes quant à la raison pour laquelle ils font ce travail, en particulier lorsqu’ils sont engagés par des clients puissants ».

Awanish Sinha, associé en litige chez McCarthy Tétrault, gère la pratique du risque politique de la société. Il met l’accent sur le défi de conseiller des clients dans un environnement où les règles sont soit floues, soit en dégradation, soit en processus de renouvellement.

Quand le système est stable, « vous vous assurez d’être une personne raisonnable et respectable aux yeux de vos clients, de garder les secrets que vous êtes censé respecter, et de suivre les règles connexes à l’argent et à la façon dont vous interagissez avec les gens, les tribunaux et l’autre partie », dit-il. Toutefois, les périodes de turbulences entraînent des changements fondamentaux dans nos politiques et dans nos lois, ce qui peut perturber la façon dont nous abordons le raisonnement éthique.

Un exemple récent en est le renversement de l’arrêt Roe c. Wade aux États-Unis, une décision qui avait établi le droit constitutionnel à l’avortement il y a près d’un demi-siècle. « La détermination de ce qui est la conformité et de ce qui est la vertu pour ce qui dicte la déontologie juridique constitue probablement une conversation plus large pour [les juristes des États-Unis] », déclare Me Sinha. Dans un environnement chaotique comme celui-ci, les juristes doivent bien réfléchir à « ce qui est dans l’intérêt supérieur de la profession et à la façon de ne pas discréditer la profession ».

Bien sûr, il n’y a pas de réponse facile. Pour compliquer les choses, il est de plus en plus ardu pour les gens de s’entendre sur les mêmes arguments factuels qui façonnent nos points de vue. « Cela a des implications majeures pour la primauté du droit », croit Me Taman.

Selon Awanish Sinha, une façon d’affronter le chaos pour les juristes et de rester fidèles à leurs valeurs fondamentales. « Cependant, je pense que ce ne serait jamais quelque chose de facile. »

Pour établir ces valeurs fondamentales, les juristes pourraient consacrer un certain temps à réfléchir au rôle que l’empathie peut jouer dans la résolution des litiges.

Comme le fait remarquer Marcus McCann, avocat chez Millard & Company, après trois ans de pandémie, il vaut la peine d’envisager la possibilité que les juristes et les plaideurs auxquels ils sont opposés ne soient peut-être pas nécessairement « au sommet de leur forme ».

« Mes clients sont en grande partie en crise. Il existe une certaine insensibilité, et il est facile de s’y buter et de se frustrer. Aussi, si vous pouvez vous mettre à la place de votre adversaire, ne serait-ce qu’un moment, il est possible que vous soyez davantage en mesure d’atténuer les inconvénients. »

En outre, les juristes devraient se soucier d’aborder gentiment les personnes qui voient le monde différemment, même s’ils défendent vigoureusement leur position. Dans son travail, Me Taman dit avoir parlé à des centaines de personnes qui avaient des opinions fortes, quoique sincères, contre la vaccination obligatoire. Bien qu’elle ne partage pas leurs points de vue, elle craint que toute accusation d’appartenance à une minorité marginale amène ces gens à se retrancher dans leurs camps idéologiques.

Me Sinha corrobore, ajoutant que la profession juridique est mûre pour une discussion plus approfondie sur les compétences que doivent maîtriser les juristes en matière d’empathie et dans d’autres domaines. « Maintenant plus que jamais, cela est important, affirme-t-il. Je ne veux pas nécessairement dire cela comme si je chantais Kumbaya. Je fais allusion à la compréhension de la situation dans laquelle se trouvent les clients et de ce qui est susceptible de donner des résultats efficaces. »