Le coût de l’accès
Le journaliste Pierre Craig publie un documentaire percutant sur l’inaccessibilité , et l’absurdité de notre système de justice.
« Il y a une détresse abyssale dans le monde de l'accès à la justice. Les gens ne peuvent pas y avoir accès à cause du mur de l'argent qui est l'espèce de frontière quasiment infranchissable. »
Le journaliste Pierre Craig ne mâche pas ses mots pour décrire l’état actuel du système de justice, au Canada, comme au Québec. Celui qu’on connaît surtout pour avoir animé l’émission La Facture sur les ondes de Radio-Canada de pendant 13 ans a produit un documentaire-choc sur l’accès à la justice. Le Procès, pièce d’une heure sur les ondes de Télé-Québec, s’attaque au cœur du problème : l’argent.
L’idée lui vient de sa vie de journaliste, mais d’abord et avant tout de l’idée qu’il se fait de l’indignation. « On recevait de deux cent cinquante à trois cents messages par semaine à La Facture, de véritables appels à l’aide des gens. Beaucoup m’ont même envoyé des enveloppes avec leur cause complète dedans. […] Un quart de million de messages en vingt ans ! » s’élance Pierre Craig.
Le Procès met en scène trois citoyens qui ont décidé coûte que coûte de revendiquer leurs droits devant les tribunaux. Ils ont tous en commun d’avoir renoncé, à un moment ou à un autre du processus judiciaire, à recourir aux services d’un avocat.
Trop cher.
C’est là la pièce maîtresse du film.
« Le système actuel, qui est inaccessible pour tellement de gens et qui est incapable de remédier comme il faudrait au problème, est insoutenable. »
Cette citation du rapport Accès à la justice en matière civile et familiale – Une feuille de route pour le changement, Pierre Craig semble l’avoir adoptée comme un mantra depuis sa parution.
« À La Facture, le chiffre inédit qu'on avait fait sortir, c'est que dans près de 75% des causes civiles à la Cour supérieure du Québec, la cause est initiée par une personne morale qui soit une entreprise ou un gouvernement. […] Le juge en chef François Rolland, en 2006, s’est inquiété du fait de voir un jour la Cour supérieure ne devenir que la Cour des entreprises, » poursuit le journaliste.
Dans Le Procès, on suit notamment un homme qui a consacré les 10 dernières années de sa vie à se battre contre une entreprise qui exploitait un dépotoir pour qu’elle cesse de détériorer l’environnement. L’entreprise a répliqué par une poursuite en diffamation.
Serge Galipeau est un homme organisé. On voit dans le film les dizaines de caisses de documents soigneusement classés, fruit d’un travail effectué religieusement les soirs et les fins de semaine. Cette cause a tant accaparé sa vie et celle de sa conjointe que cela s’est conclu par un divorce. La pression était trop grande.
Pour Sophie Gagnon, directrice générale de Juripop, la principale qualité du documentaire repose sur ce qu’il dévoile sur la dure réalité psychologique que subissent les personnages.
« On est confronté aux enjeux humains que les problèmes d'accès à la justice engendrent au quotidien, comme la détresse psychologique et les conflits interpersonnels. Bref, nous, on le constate sur le terrain, mais c'est très rare que c'est rapporté dans les médias, c'est très rare qu'on en discute comme société. »
L’organisme, qui aide des centaines de citoyens par année à avoir accès aux services professionnels d’un avocat, connaît bien la dure réalité de se représenter seul devant les tribunaux. L’autoreprésentation est un phénomène en croissance au Québec. Dans le documentaire, on souligne des statistiques souvent rapportées : ce sont maintenant plus de 50 % des justiciables qui se représentent seuls devant les tribunaux civils. Avec des conséquences mesurables.
En 2016, le chercheur Noel Semple a mesuré les coûts psychologiques de l’autoreprésentation. Dans son étude, le sentiment d’être « dépassé » par le processus judiciaire est l’expression qui revient le plus souvent. Dans Le Procès, on ne manque d’ailleurs pas de souligner qu’environ 90 % des gens qui se représentent seuls ne le font pas par choix.
Quant aux ressources actuelles, Pierre Craig souligne à fort trait les obstacles qui se dressent entre eux et le justiciable. À l’heure actuelle, les avocats dans les Centres de justice de proximité, établis par le gouvernement, n’ont pas le droit de prodiguer des conseils juridiques. Même s’ils en ont toutes les capacités. Un enjeu auquel se butera d’ailleurs l’un des personnages du documentaire, malgré toute la bonne volonté de l’avocat qu’elle va rencontrer.
Du côté de Juripop, Sophie Gagnon ne comprend pas qu’en vertu de la réglementation québécoise, un OBNL n’ait pas le droit d’abriter une pratique d’avocats. À Juripop, par exemple, un cabinet d’avocat privé côtoie les activités de l’OBNL pour être en mesure de prodiguer des services à coût modique.
« C’est une absurdité qui existe dans le régime réglementaire. Au Québec, les avocats qui pratiquent dans un OBNL ne peuvent pas donner de conseils juridiques et c’est frustrant. »
Quant aux solutions, Pierre Craig souligne qu’il n’a pas la vérité infuse. Il constate que tous les citoyens font face à un certain « risque juridique », comme les conducteurs de voiture font face à un risque d’accident de la route. Selon le rapport Accès à la justice en matière civile et familiale – Une feuille de route pour le changement, 12 millions de Canadiens feront face à un problème juridique sur une période donnée de trois ans.
N’est-ce pas une donnée qui fait appel à certains principes assurantiels ?
Craig ne pense pas qu’un gouvernement voudrait s’aventurer dans cette voie. Cependant, il voit bien des choses qui pourraient être faites en amont. La hausse des seuils d’admissibilité à l’aide juridique en fait partie. Actuellement, ce sont principalement les personnes qui gagnent le salaire minimum qui y sont admissibles, avec une indexation selon le nombre d’enfants qu’elles ont à leur charge.
Le journaliste n’est cependant pas des plus optimistes. Il fera d’ailleurs sienne une citation du rapport Justice pour tous, de l’Association du Barreau canadien, publié en 2013.
« Le système de justice civile est trop mal en point pour qu’une réparation de fortune puisse suffire. Des personnes sont laissées pour compte, et le coût en est inacceptable. L’injustice est trop profondément ancrée dans la structure même du système pour que des réformes à la pièce changent grand-chose. »