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Avancer le coût des poursuites

Le pourvoi devant la CSC dans l’affaire Beaver Lake aura des répercussions majeures sur les litiges concernant les droits issus de traités autochtones et droits ancestraux.

Supreme court of Canada

 

Il y a dix-sept ans, la Cour suprême du Canada tentait d’atteindre un équilibre très délicat à l’égard d’une question liée à l’accès des Premières Nations aux tribunaux. Comme il se peut dans ce champ du droit, elle n’a pas complètement réglé la question.

Dans son arrêt rendu dans l’affaire Colombie-Britannique (Ministre des Forêts) c. Bande indienne Okanagan, la CSC avait l’intention d’établir un critère clair pour l’octroi de provisions pour frais aux demandeurs des Premières Nations lorsqu’ils ne peuvent plus assumer les frais connexes aux poursuites à l’encontre d’un pouvoir public. La Cour suprême doit de nouveau se pencher sur ce critère pour l’accord de telles ordonnances portant provision pour frais, appelées « ordonnances Okanagan ».

Le mois dernier, la CSC a accordé à la Beaver Lake Cree Nation l’autorisation d’interjeter appel de l’arrêt de la Cour d’appel de l’Alberta. Celle-ci avait annulé le jugement rendu par un tribunal de première instance visant à lui accorder partiellement des provisions pour frais au motif que la Première Nation a engagé des poursuites d’une vaste portée contre les gouvernements fédéral et provincial fondées sur des allégations de violations d’un traité. Il s’agit de déterminer la manière dont les tribunaux décident si un demandeur peut véritablement se permettre d’engager des poursuites lorsque leur règlement relève de l’intérêt public. Il faudra aussi statuer sur la manière dont les juges devraient exercer leur pouvoir discrétionnaire lorsqu’ils rendent des ordonnances portant provisions pour frais.

« Pouvoir discrétionnaire » est l’expression fondamentale en l’espèce. La CSC a établi un critère en trois volets pour trancher la question de savoir si une Première Nation est admissible à une provision pour frais. Elle doit se trouver « véritablement » dans l’incapacité de payer les frais occasionnés par le litige, la demande doit valoir prima facie d’être instruite, et elle doit soulever des questions qui « dépassent le cadre des intérêts du plaideur, revêtent une importance pour le public et n’ont pas encore été tranchées ».

Même si un juge reconnaît qu’il est satisfait aux trois conditions, comme l’a fait remarquer la décision de la Cour du Banc de la Reine qui a accordé la provision pour frais, les décisions d’accorder une ordonnance Okanagan « relèvent du pouvoir discrétionnaire du tribunal » malgré tout.

La demande de Beaver Lake satisfaisait clairement aux deuxième et troisième conditions du critère. En revanche, s’agissant de décider si la Première Nation est suffisamment impécunieuse pour être admissible à recevoir une ordonnance Okanagan, le juge de la Cour d’appel de l’Alberta a conclu que la décision rendue par la Cour du Banc de la Reine était erronée, que Beaver Lake possédait les ressources nécessaires pour poursuivre l’affaire, mais avait choisi de les utiliser à d’autres fins.

« Les simples “besoins urgents en matière sociale et d’infrastructures” légitimes et raisonnables ne suffisent pas », affirme la décision de la Cour d’appel. [Traduction] « Un critère si peu élevé ne correspondrait pas à l’orientation fournie dans l’arrêt Bande indienne Okanagan selon laquelle les ordonnances portant provisions pour frais doivent être exceptionnelles et non relever de la routine. »

Karey Brooks, du cabinet JFK Law à Vancouver, représente Beaver Lake. Selon elle, c’est une erreur d’assumer que le gouvernement d’une Première Nation aux prises avec la pauvreté et des questions liées au logement dispose du même éventail d’options que d’autres plaideurs privés ou des pouvoirs publics étatiques.

« Les ordonnances Okanagan fonctionnent. Elles ont permis à ce pays d’établir une jurisprudence dans ce domaine, dit-elle. Ces poursuites sont onéreuses, car le tribunal doit se fonder sur un dossier exhaustif pour trancher ces questions juridiques souvent novatrices.

« Les Premières Nations jouissent de droits protégés par la constitution, mais si elles ne peuvent pas se permettre financièrement de les défendre devant les tribunaux, c’est le gouvernement qui va dicter les modalités d’exercice de ces droits et leur portée. »

Une Première Nation qui a des difficultés fiscales a d’autres choix que celui de demander qu’on lui accorde une ordonnance Okanagan, mais ces options manquent de souplesse. La Première Nation peut chercher à obtenir un prêt, dit Ben Jetten, du cabinet Blakes à Toronto, mais sans idée précise du genre de règlement auquel elle peut s’attendre, les arguments convaincants pour l’obtenir peuvent être difficiles à trouver.

« Nous avons vu l’apparition de sociétés prêtes à financer les poursuites intentées par des Premières Nations. Elles assurent un prêt en contrepartie du versement d’une portion des sommes obtenues au titre du règlement, dit-il. Dans ces affaires, la Première Nation doit accepter de renoncer à une bonne portion de ce qu’elle va obtenir.

« Les Premières Nations sont parfois confrontées au fait qu’elles ne parviennent pas à convaincre des tiers de souscrire à leur demande, car elles ne savent pas clairement ce qu’elles pourraient en retirer en raison de l’absence de certitude quant à sa valeur monétaire. »

Elles peuvent en outre prélever des fonds à titre privé. Une organisation sans but lucratif a accordé à Beaver Lake 1,3 million de dollars pour ses frais juridiques, mais cette organisation dit maintenant que ses efforts pour lever des fonds se heurtent à l’essoufflement des donateurs.

« Il doit y avoir un meilleur moyen, dit Senwung Luk, du cabinet OKT Law. « Tous les ans, le gouvernement fédéral dépense plus de 110 millions de dollars au titre du contentieux contre les Premières Nations. Cela représente environ 175 000 dollars pour chacune d’entre elles, sans parler des dépenses des provinces et du secteur privé.

« Il est évident que les pouvoirs publics étatiques jouissent d’une grande liberté pour poursuivre les affaires. Les moyens ne sont pas égaux. »

Me Luk dit que la Cour suprême avait établi le critère pour accorder des ordonnances Okanagan comme « palliatif » pour compenser cette inégalité des moyens. Cependant, ces ordonnances ne doivent être accordées que dans des circonstances « exceptionnelles », à savoir qu’elles ne s’appliqueront probablement pas à chaque Première Nation qui a besoin d’aide financière. Aux termes de l’arrêt de la Cour d’appel : « Il n’était pas prévu que la décision rendue dans l’affaire Bande indienne Okanagan se traduirait par l’accord routinier d’ordonnances portant provisions pour frais dans le contexte de litiges d’intérêt public » [Notre traduction].

Me Luk propose des solutions pour le long terme, dont l’adoption du modèle de tribunaux de la Nouvelle-Zélande pour interpréter les traités entre l’État et les Autochtones afin d’éviter que ces dossiers entrent dans le système judiciaire.

Selon une autre solution, il faudrait « rééquilibrer » le cadre fiscal du Canada pour accorder aux Premières Nations une plus grande amplitude de mouvement quant à l’imposition. « Le problème est ancré dans le monopole accordé aux pouvoirs publics étatiques sur les sources de revenus », dit-il.

Ces deux idées, quel que soit leur mérite, nécessiteraient des années de négociations et de vastes compromis politiques. Pour les Premières Nations qui estiment actuellement n’avoir aucune autre option que le contentieux et sont convaincues qu’elles ne peuvent en assumer les coûts sans nuire gravement aux services essentiels, les ordonnances Okanagan demeurent la seule option viable.

« Les ordonnances de provisions pour frais sont l’outil disponible actuellement, dit Me Brooks. Je fais confiance aux tribunaux. C’est le système dont nous disposons. »