Confidentialité des sources journalistiques : Le droit est toujours en développement
Que penser de l’effort de la Cour suprême du Canada le mois dernier pour clarifier quand et comment les policiers peuvent saisir du matériel de journalistes?
Que penser de l’effort de la Cour suprême du Canada le mois dernier pour clarifier quand et comment les policiers peuvent saisir du matériel de journalistes? La décision dans R. c. Vice Media Canada était remarquable en ce qu’elle semble donner le ton aux décisions futures sur la confidentialité des sources journalistiques. Les cours devront aussi prendre en considération une nouvelle loi fédérale qui offre aux journalistes une plus grande protection juridique qu’auparavant.
Mettre à jour les critères traditionnels
Il y a 27 ans, la Cour suprême a rendu un arrêt phare dans Société Radio-Canada c. Lessard, qui promettait de redéfinir la relation entre les médias et les tribunaux.
Radio-Canada avait filmé un petit groupe de gens pendant qu’ils endommageaient un bureau de Postes Canada. La police, ayant vu le reportage et n’ayant aucun autre moyen d’obtenir la preuve, a demandé un mandat pour saisir les enregistrements.
La société d’État s’y est opposée et la Cour suprême s’est par la suite rangée du côté des policiers. Mais il y avait une certaine complexité dans son raisonnement.
Dans ses motifs concordants, le juge Gérard La Forest a reconnu que la presse ne devrait pas être transformée en une filiale d’enquête pour les services de police. Néanmoins, les notes personnelles d’un journaliste devraient être disponibles sur demande de la cour lorsque toutes les alternatives raisonnables ont été épuisées.
La juge Claire L’Heureux-Dubé a interprété le rôle de la presse de manière encore plus restrictive : « Malgré son importance, la protection de la liberté de la presse prévue dans la Constitution ne va pas jusqu'à garantir à la presse des privilèges spéciaux dont les citoyens ordinaires, aussi tiers innocents, ne jouiraient pas dans la recherche d'éléments de preuve relatifs à un acte criminel », a-t-elle écrit.
Le juge Peter Cory a quant à lui élaboré un test en neuf critères, dont de savoir de considérer le rôle unique joué par les médias dans une société démocratique et si l’information pourrait être obtenue d’une manière qui ferait le moins de tort possible aux opérations actuelles et futures de la presse.
Les journalistes ont souvent été déboutés dans l’application de ces critères. En 2003, la Cour suprême de la Colombie-Britannique a statué que les bénéfices que représentait pour les policiers l’obtention d’enregistrements d’une entrevue avec un homme accusé d’agression sexuelle avaient priorité sur les effets dissuasifs potentiels dans le cadre des activités des journalistes.
En 2010, dans R. c. National Post, la Cour suprême du Canada a revisité l’arrêt Lessard. Bien qu’elle ait de nouveau refusé de reconnaître une protection constitutionnelle pour la confidentialité des sources, elle a établi des critères pour évaluer cette protection au cas par cas.
Vice : le dernier développement
Le mois dernier, la Cour suprême du Canada s’est encore vu donner l’occasion de tracer les paramètres de la liberté de presse dans R. c. Vice Media Canada. Elle a maintenu de manière unanime une ordonnance à l’égard du journaliste de Vice Ben Makuch pour qu’il remette aux services de police des copies de conversations avec un Canadien accusé d’infractions liées au terrorisme qui vivait dans le Califat autoproclamé du groupe armé État islamique. La GRC a tenté d’obtenir ces messages, dans lesquels l’accusé formulait des menaces à l’égard du Canada.
Les motifs de la Cour étaient partagés à 5 contre 4, et ce faisant ont précisé encore davantage les critères de l’arrêt Lessard.
La majorité a conclu que la publication préalable du matériel convoité devait toujours faire pencher la balance en faveur de l’octroi d’une ordonnance de perquisition. Mais ils ont aussi jugé qu’il était justifié d’imposer des limites à la capacité du gouvernement d’obtenir ces ordonnances ex parte. La nouvelle norme permettrait à l’organisation médiatique concernée de demander une révision de l’ordonnance ex parte, si elle peut fournir des informations pertinentes qui pourraient raisonnablement changer cette ordonnance.
La minorité est allée plus loin en reconnaissant un statut distinct de la presse. « Des garanties constitutionnelles fortes contre les intrusions de l’État sont des conditions préalables nécessaires pour que la presse puisse exercer efficacement son rôle démocratique essentiel », a écrit la juge Rosalie Abella. L’article 2b) de la Charte reconnaît cette réalité, et ses implications nécessitent une « analyse harmonisée rigoureusement protectrice ».
La distinction n’a pas changé grand-chose pour Vice et Ben Makuch. Mais elle a quand même mené la juge Abella à noter que le produit du travail des journalistes – les notes personnelles, enregistrements d’entrevue ou listes de contacts – jouit d’un niveau de protection élevé à l’égard des forces de l’ordre.
La juge Abella et les juges de la minorité ont réclamé une approche selon laquelle « on tiendrait compte explicitement du droit de la presse d’être à l’abri des fouilles, des perquisitions et des saisies abusives ainsi que de son droit d’être protégé contre toute ingérence indue dans ses activités légitimes de collecte d’informations ».
Prochaine manche?
Pour les partisans de la protection des journalistes, la décision de la Cour suprême dans Vice n’était pas très loin d’une victoire, même si dans les faits cette victoire demeure encore hors de portée.
La grande différence pour l’instant semble résider dans une mise à jour des règles pour un fonctionnement plus efficace, de même que dans la possibilité pour les médias de contester une procédure ex parte.
Mais dans les motifs de la minorité, on peut dénoter un début de changement de direction. Selon Aileen Furey de McInnes Cooper, ces motifs « ouvrent la porte à la reconnaissance d’une protection distincte pour les médias, dans un dossier avec les faits appropriés et le bénéfice d’un argument juridique complet ».
Ricki-Lee Gerbrandt, avocate au sein du cabinet Lawson Lundell, a écrit quant à elle qu’on n’aurait peut-être pas à attendre bien longtemps avant qu’une telle décision soit rendue. Elle évoque Marie-Maude Denis c. Marc-Yvan Côté, un dossier dans lequel deux journalistes de Radio-Canada se sont fait ordonner de témoigner au sujet de leur travail d’enquête sur la corruption au Québec, et sur des renseignements obtenus de sources anonymes. La Cour suprême a autorisé l’appel dans ce dossier en août.
Ce sera aussi la première occasion pour la Cour de se pencher sur la Loi sur la protection des sources journalistiques, qui est entrée en vigueur l’an dernier et qui fait pencher l’équilibre des forces en faveur de la protection des médias quant à la confidentialité des sources. La Cour suprême a refusé de la considérer dans Vice Media puisque les faits en cause s’étaient déroulés avant son entrée en vigueur. Selon Me Gerbrandt, ce silence rend les prochaines audiences d’autant plus intéressantes.