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L’éléphant dans la pièce

Les barreaux du Canada suivront-ils l’exemple britannique en permettant l’investissement extérieur dans les firmes d’avocats? Ils y pensent — et ça rend des juristes nerveux.

Man in suit walking up stairs

Il y a un éléphant dans la pièce dans les barreaux du monde entier. Et il parle avec un accent anglais.

Cet éléphant dit que selon l’expérience britannique, ni la règle de droit, ni l’éthique n’ont été diminuées lorsqu’une supervision et de l’investissement extérieurs ont été autorisés dans l’industrie des services juridiques.

« Il n’y a aucune preuve que les normes ont été abaissées » depuis l’adoption du Legal Services Act of 2007, dit Chris Kenny, directeur général de la Commission des services juridiques, l’organisme de contrôle créé par la loi en Angleterre et au Pays de Galles. Ça a, par contre, résulté en un vaste changement des façons de faire, même dans des secteurs du droit qui ne sont pas couverts par la LSA, dit-il.

« Je ne pense pas qu’aucune juridiction ne peut justifier un monopole des services juridiques », ajoute M. Kenny.

La plupart des barreaux sont en désaccords, malgré le fait que le système anglais ne s’est pas désagrégé après que des gens de l’extérieur aient été admis dans le club il y a plusieurs années dans le but d’améliorer l’accès à la justice et encourager l’innovation.

Comme l’accès aux conseillers juridiques devient de plus en plus difficile pour la personne moyenne et que les avancées technologiques compliquent les vieux paradigmes de la règlementation du droit, cela pourrait changer. Mais pour l’instant, les États-Unis et plusieurs autres pays se sont inscrits en faux face à cette libéralisation.

La situation est différente au Canada.

Même si les provinces interdisent toujours aux non-avocats d’avoir une participation dans une firme, les barreaux commencent à accepter qu’il est temps d’évoluer. Plusieurs étudient sé­rieusement l’expérience de l’Australie et de la Grande-Bretagne, qui ont permis ces investissements extérieurs sous la forme de Structures alternatives d’entreprise (en anglais : Alternative Business Structures, ou ABS) depuis plusieurs années. 

La question est : le système canadien, qui est règlementé dans l’intérêt public par 14 barreaux provinciaux et territoriaux, permettra une plus grande concurrence, et à quel niveau? Et les barreaux sont-ils en mesure d’amorcer des changements aussi importants, sans qu’ils soient forcés à le faire?

Les observateurs conviennent que le Canada se dirige dans la bonne direction, mais il y a certaines préoccupations quant au fait que si les barreaux n’agissent pas, le gouvernement le fera pour eux et dans la foulée, il pourrait leur retirer le pouvoir de superviser leurs membres. C’est ce qui s’est passé en Grande-Bretagne et en Australie.

« L’accès à la justice au Canada est un vrai problème, et si les juristes eux-mêmes ne trouvent pas des solutions, il y a de bonnes chances que les gouvernements soient forcés d’agir », a dit Jordan Furlong, un associé de Edge International basé à Ottawa, et qui a beaucoup écrit sur le sujet. « Le quiproquo de l’autoréglementation est que le jour où le public et les gouver­nements perdent confiance en ce que nous faisons est le jour où l’autoréglementation commencera à nous filer entre les doigts. »

Ce n’est pas tous les professionnels qui seront heureux à l’idée d’une concurrence accrue emmenée par la nouvelle structure, ajoute-t-il, croit Me Furlong.

« Il y aura beaucoup de résistance des avocats », dit-il. « Ils voient la libéralisation règlementaire comme une menace — qui ouvrirait les vannes à de nouveaux compétiteurs », alors que les avocats ont déjà leurs propres difficultés financières.

L’expérience britannique suggère que les avocats canadiens, en particulier ceux qui ne sont pas au sommet de la chaîne alimentaire, ont raison d’être nerveux.

Le secteur des ABS du Royaume-Uni représente seulement une mince portion du marché de 25 milliards de livres (46 milliards de dollars en devise canadienne) et seulement un faible pourcentage des services juridiques est règlementé, ou « ré­servé ». Néanmoins, l’idée de la libéralisation a déjà soulevé des préoccupations au sein des quelque 11 000 firmes d’Angleterre et du Pays de Galles.

Au départ, les avocats étaient ambivalents à l’égard de cette menace de la concurrence, « mais maintenant, l’impression s’est répandue que ces menaces sont nombreuses », soutient Giles Murphy, qui dirige les services commerciaux et comptables au groupe de gestion des investissements Smith & Williamson à Londres.

Dans un récent sondage mené par Smith & Williamson, 9 répondants sur 10 s’atten­daient à des niveaux de concurrence accrus en raison de la LSA. (Le sondage a été mené auprès de 102 répondants provenant des 250 plus importantes firmes du Ro­yaume-Uni.) Seulement une firme sur 10 avec 49 associés ou moins s’attend à devenir une pratique multidisciplinaire. Et seul le quart prévoit recruter des non-avocats com­me associés.

De plus, les juristes voient des avantages limités à la li­béralisation. M. Murphy croit que c’est parce que plusieurs n’ont pas encore changé leur modèle d’affaires pour attirer des investisseurs ou des partenaires qui proviennent d’autres secteurs de l’économie.

Pendant ce temps, en Ontario, le groupe de travail sur les structures alternatives d’entreprise du Barreau du Haut-Canada a recommandé que l’ordre pro­­­fes­sionnel permette aux non-avo­cats d’être propriétaires d’au moins une portion de firmes juridiques. Même s’il convient que ce ne soit pas une panacée aux problèmes actuels auxquels dont face certains praticiens et le grand public, le groupe estime que cela pourrait aider à stimuler l’innovation et augmenter l’accès à la justice.

« Les restrictions imposées en ce moment aux structures des sociétés ne sont pas justifiables compte tenu du manque de preuves démontrant que la libéralisation règlementaire serait nuisible », dit le rapport. « C’est accompagné de preuves substantielles qu’une libéralisation des structures d’entreprise combinée à une règlementation des entités permettra vrai­sem­blablement une plus grande flexibilité, tant pour les membres que pour le public. »

Le groupe, qui a fourni quatre différents modèles à étudier plus en profondeur, a avancé qu’une définition plus large des investissements permis mènerait à une réforme plus rapide et plus significative, plutôt que de restreindre les règles de propriété par voie règlementaire ou de manière graduelle.

Le changement, toutefois, ne surviendra pas du jour au lendemain. Le Barreau doit décider si la libéralisation est dans l’intérêt du public avant de déterminer quel modèle adopter, a indiqué Malcolm Mercer, coprésident du groupe de travail en entrevue téléphonique.

« Il y a de nombreuses consultations à venir, et beaucoup de choses peuvent encore arriver », a ajouté Me Furlong. « Mais le fait que le Conseil [qui gouverne le Barreau] a unani­mement approuvé ce rapport en dit long sur sa volonté de considérer l’intérêt public d’abord et les intérêts particuliers des avocats ensuite. »

Dans d’autres provinces, les barreaux de la Nouvelle-Écosse et de la Colombie-Britannique considèrent des réformes ou les ont déjà adoptées, incluant l’expansion du rôle des techniciens juridiques et ABS. Au Québec, les non-avocats ont déjà le droit de posséder une part minoritaire dans des cabinets juridiques.

La libéralisation est aussi sur le radar de Projets Avenir en droit de l’ABC, qui rendra son rapport final public plus tard cette année. Les ABS se sont avérés un point de débat important durant les consultations qui se sont terminées plus tôt cette année. La plupart de répondants se sont soit prononcés pour ou contre l’idée, avec peu d’entre eux au centre, selon un rapport préliminaire.

Les partisans étaient enthousiastes quant aux possibilités d’innovation que l’investissement extérieur dans des firmes d’avocats pourrait permettre; les opposants ont semblé surtout préoccupés par la manière dont les avocats pourraient mener leurs activités de manière éthi­que et professionnelle tout en agissant dans l’intérêt de leurs actionnaires. 

Les observateurs à l’extérieur du Canada sont encouragés par ces récents développements.

« Dans un certain nombre d’endroits au Canada, on fait exactement ce qu’on devrait faire », a écrit Laurel Terry dans un courriel. « Ils ont étudié les approches d’autres juridictions, ils ont analysé les données pour voir si une approche avait été fructueuse et ils ont éduqué leurs penseurs et décideurs sur ces enjeux complexes (et parfois controversés) », a indiqué la professeure de droit à l’Université de la Pennsylvanie.

Jusqu’ici, il semble y avoir un intérêt limité de la part des gouvernements pour changer l’approche d’autoréglementation des bureaux d’avocats au Canada. Par contre, certains praticiens craignent que le vent tourne.

Considérant l’expérience britannique récente, certains observateurs là-bas se demandent comment les barreaux canadiens pourront promouvoir des changements qui pourraient faire du tort aux avocats, même si des organisations comme le Barreau du Haut-Canada ont pour mandat de protéger l’intérêt public — et non pas le bien-être des avocats.

« Je ne crois pas que ce soit absolument impossible, mais si vous tentez d’adopter des changements comme les ABS, les données démontrent que la réalité économique diminuera le niveau d’ambition de ces changements », a souligné Chris Kenny de la Commission des services juridiques, faisant allusion à la possibilité que les barreaux proposent eux-mêmes des changements significatifs.

L’affrontement en Angleterre entre les régulateurs de première ligne et la Commission des services juridiques au sujet de l’ave­nir de la règlementation juridique illustre la réticence de certains barreaux à céder une partie de leur pouvoir.

Le système règlementaire actuel au Royaume-Uni, élaboré en fonction de la nécessité d’un compromis avec les avocats, prévoit que la Commission est au sommet de la pyramide, avec les organes règlementaires qui gèrent les questions quotidiennes de l’industrie. C’est un système complexe qui coûte cher et qui compte sa part de détracteurs.

Plusieurs croient que la meilleure solution serait de créer un organe règlementaire unifié, qui pourrait stimuler davantage la concurrence et l’innovation. Mais l’apathie du public et du gouvernement, doublée de la résistance de certains praticiens, signifie que pour l’instant, le statu quo imparfait va demeurer.

Au Canada, évidemment, la notion d’un organisme de contrôle unique et indépendant est hors de question : avec 14 barreaux provinciaux et territoriaux, les décisions relatives à la manière de promouvoir l’innovation dans le secteur juridique sont une compétence partagée.

Mais soyez assurés qu’ils portent tous une attention parti­culière à l’éléphant à l’accent anglais.

La « Loi Tesco »

En 2001, le gouvernement travailliste bri­tan­nique a demandé une enquête ap­rès que l’Office of Fair Trading eut critiqué la concurrence dans l’industrie des services juri­diques. En 2004, Sir David Clementi a publié son Étude du cadre règlementaire pour les ser­vices juridiques en Angleterre et au Pays de Galles.

Le gouvernement s’est rangé derrière plusieurs des conclusions présentées par Sir Clementi et a présenté le Legal Services Act of 2007 (LSA), qui a placé l’intérêt des consommateurs au centre des réformes qui visaient à augmenter la concurrence et l’innovation.

Surnommée la Loi Tesco, la LSA a ouvert la porte à des entreprises comme des supermarchés ou des compagnies d’assurance pour qu’elles étendent leurs activités au marché juridique. Auparavant, seuls les avocats pouvaient avoir une participation dans un cabinet, com­me c’est le cas ailleurs dans le monde. Plus de 250 firmes ayant adopté des Modèles alternatifs d’entreprises (ABS) ont été approuvées depuis 2011.

La LSA a aussi créé la Commission des ser­vices juridiques (Legal services Board), qui supervise les organes de contrôle de première ligne pour environ 150 000 juristes en Angleterre et au Pays de Galles.

Libéralisation des services juridiques au Canada

Un groupe de travail du Barreau du Haut-Cana­da a récemment proposé quatre mo­dèles de Structures alternatives d’entreprise pour étude plus approfondie :

  • Des entités qui fournissent seulement des services juridiques, et dans lesquelles les non-membres peuvent détenir une participation maximale de 49 %;
  • Des entités qui fournissent seulement des services juridi­ques, sans limites de participation maximale pour les non-membres;
  • Des entités qui peuvent fournir tant des services juridiques que des services non juridiques (à l’exception de ceux identifiés par le barreau comme posant un ris­que règlementaire), et dans lesquels les non-membres peuvent détenir une participation maximale de 49 %;
  • Des entités qui peuvent fournir tant des services juridiques que des services non juridiques (à l’exception de ceux identifiés par le barreau comme posant un risque règlementaire), sans limites de participation maximale pour les non-membres.

Pour un aperçu du débat entourant la libéralisation des ser­vices juridiques au Canada et à l’étranger, voir :

Réunion du Conseil de février 2014

Projet de l'ABC avenirs en droit: Rapport sur la consultation