Passer au contenu

Une MBA est-elle vraiment bénéfique pour les juristes?

Avec l’augmentation du nombre de programmes d’études supérieures en ligne dans le domaine des affaires, ils sont plus accessibles que jamais.

Grant Borbridge, Senior Advisor, Simplex Legal LLP

Karine Prévost a commencé sa carrière de juriste au privé en travaillant dans le domaine du contentieux commercial dans un cabinet de Québec avant de passer à un rôle interne à l’Office municipal d’habitation Kativik, dans le Nord du Québec. Alors qu’elle travaillait pour cet organisme à but non lucratif, Me Prévost a progressivement assumé un poste de direction et s’est rendu compte qu’elle aimait prendre des décisions d’affaires combinées à sa connaissance du droit.

« Après quatre ans à ce poste, j’ai décidé que je voulais orienter ma carrière davantage vers le monde des affaires », explique Me Prévost, qui a été admise au barreau en 2012.

En janvier 2019, elle s’est inscrite au programme de maîtrise en administration des affaires de l’École de gestion John Molson de l’Université Concordia à Montréal, et terminera le programme en décembre prochain.

« J’ai envie de travailler dans le domaine de la stratégie d’affaires ou du conseil en gestion, et j’ai donc pensé qu’une MBA serait un bon complément à mon diplôme de droit, explique-t-elle. Je n’exclus pas d’exercer à nouveau en droit des sociétés et je pense que la MBA pourrait également m’aider dans ce domaine. Il ne faut pas penser que, parce que vous êtes juriste, vous savez comment diriger une entreprise et la faire croître ou que vous maîtrisez les stratégies de développement et la gestion des employés. »

Elle ajoute que le programme de MBA l’aide avant tout à acquérir un bagage non technique qui n’est pas inculqué aux avocats à la faculté de droit. « Le programme de MBA offre de nombreuses possibilités de développement de compétences en matière de présentation et de coopération. Devoir travailler en équipe pendant deux ans, ça vous donne beaucoup de pratique. J’aurais aimé avoir ces compétences lorsque j’ai commencé ma carrière d’avocate, et comprendre les différents aspects d’une entreprise – pas seulement le côté juridique. »

Selon elle, la MBA pourrait également aider les avocats à gérer une PME dans un contexte de fusion et d’acquisition, même en l’absence de conseillers en gestion.

Ce qui compte vraiment, c’est d’avoir une meilleure compréhension des connaissances fondamentales de stratégie et des affaires qui peuvent les aider à faire avancer leur carrière.

« Ils sentent qu’ils connaissent les lois, mais pas vraiment la réalité des affaires », affirme John‑Paul Ferguson, directeur des études et professeur adjoint de comportement organisationnel à la Faculté de gestion Desautels de l’Université McGill. « Certains de nos étudiants cherchent à quitter la profession juridique et à se rendre utiles dans le milieu des affaires un peu comme le sont les avocats généraux. Nous avons également une minorité d’avocats relativement expérimentés qui pensent quitter leur cabinet et qui estiment qu’accroître leur expérience en affaires les rendrait plus attrayants aux yeux des recruteurs ».

M. Ferguson a également enseigné à la Stanford Graduate School of Business, où il a constaté un recoupement entre les deux écoles de commerce et de droit. « Pour nos étudiants, c’étaient les cours à option à la faculté de droit que les étudiants en commerce voulaient suivre, tandis que le plus grand intérêt des étudiants en droit était les cours de stratégie », rapporte-t-il.

Des outils pour créer un cabinet prospère

Après avoir dirigé pendant neuf ans son propre cabinet d’avocats à Calgary, et trois ans auparavant en tant qu’associée chez Blake, Cassels & Graydon LLP, Rosa Twyman a décidé de suivre une MBA pour cadres afin d’élargir ses connaissances en matière de gestion d’entreprise. Elle souhaitait également développer son réseau dans l’est du Canada. Elle a suivi le programme de 18 mois de la Smith School of Business de l’Université Queen’s tout en dirigeant son cabinet, Regulatory Law Chambers, spécialisé dans le domaine de l’énergie. Elle était attirée par la composante de travail d’équipe qui fait partie intégrante du programme de la Smith School. Celui-ci note en effet les étudiants à 50 % sur le travail d’équipe et à 50 % sur leurs résultats personnels. 

« Les juristes ont la réputation de se la jouer chacun pour soi », ajoute Rosa Twyman, en faisant remarquer que les structures de rémunération des grands cabinets d’avocats mettent l’accent sur le rendement individuel. « Je fais du travail réglementaire dans le secteur de l’énergie, et c’est une activité pluridisciplinaire. Je dois donc comprendre les aspects comptables, techniques et d’ingénierie en plus d’appliquer la loi. À mon avis, l’esprit d’équipe serait bénéfique aux juristes. »

Dans le cadre de son projet individuel, elle a conçu un modèle d’entreprise pour un petit cabinet d’avocats et a créé un plan informatique pour son entreprise, ce qui lui a servi concrètement depuis la fin du programme.

Rosa Twyman a obtenu son diplôme en 2018 et affirme que ses revenus ont plus que doublé l’année suivante. Elle s’en est bien sortie malgré la COVID-19, principalement grâce à ce qu’elle a appris dans le programme de MBA pour cadres.

« Pendant la COVID-19, ça ne nous a pris qu’une demi-heure pour installer notre cabinet à distance parce que tout était en place », explique-t-elle.

« Sans ma MBA pour cadres, la situation aurait été plus difficile à gérer pour moi. Il y a des avantages quantifiables, mais aussi d’autres plus subtils en termes de compréhension de la gestion d’un cabinet autant que de la gestion des affaires. Il y a aussi l’aspect ressources humaines, qui vous permet de vous rendre compte que de former une équipe et de recruter les bonnes personnes n’est pas chose facile. »

L’investissement en vaut-il la peine?

L’obtention d’une MBA en plus d’un diplôme de droit peut sembler être un investissement important en temps et en argent pour les juristes en exercice qui ont également une famille et un temps libre limité. Selon Statistique Canada, les programmes de maîtrise en administration des affaires restent les programmes d’études supérieures les plus onéreux : les frais de scolarité moyens étaient de 56 328 $ en 2019-2020 pour une MBA pour cadres, et de 27 397 $ pour une MBA ordinaire, le tout variant selon les programmes et les provinces. La fourchette des droits de scolarité moyens pour les programmes de MBA pour cadres allait de 11 592 $ au Québec à 91 100 $ en Ontario, et celle des programmes MBA pour cadres, de 2 847 $ à Terre-Neuve-et-Labrador à 39 106 $ en Ontario.  

Des options d’apprentissage plus flexibles

Le temps est également un facteur important à prendre en compte. De plus en plus de facultés, comme celles de l’Université de Fredericton et de l’Université Canada West, offrent des options d’apprentissage à distance. Les programmes de MBA en ligne et mixtes au Canada sont donc de plus en plus accessibles pour les professionnels occupés. Ils offrent des possibilités d’études à temps partiel comme à temps plein.

« Il y a beaucoup de travail à faire hors ligne, mais une fois par semaine, il y a une classe en ligne et en direct d’environ deux heures pour chaque cours », affirme Sheri McKillop, vice-présidente des programmes universitaires à l’Université de Fredericton, qui a accueilli ses premiers étudiants en MBA en 2007. « Nous utilisons ces périodes pour débattre et discuter. Le travail en groupe est une part importante de beaucoup de nos cours, ce qui permet aux étudiants de réseauter très régulièrement et de faire passer leur aptitude au travail d’équipe virtuel au niveau supérieur, car ils étudient dans un environnement en ligne. Nos étudiants nous disent également que leur réseau s’étend partout au pays au lieu d’être limité à une région en particulier. »

Certains employeurs financent également une partie des frais d’un employé qui souhaite s’inscrire à une MBA pour cadre.

« L’employeur paie une partie, mais c’est surtout le cas pour les programmes à temps partiel », explique Imran Kanga, directeur du recrutement et des admissions à la Rotman School of Management de l’Université de Toronto. « Les employés utilisent peut-être ces cours pour se perfectionner en vue d’obtenir un poste plus élevé au sein de la même entreprise lorsqu’ils auront terminé. Certains employeurs considèrent qu’une MBA est un investissement dans leur talent. Lorsqu’il s’agit d’un programme à temps partiel et que l’étudiant continue à travailler, c’est tout à fait logique. »

Qu’en pensent les recruteurs?

La plupart des recruteurs conviennent qu’une MBA ne signifie pas forcément une augmentation de salaire pour un juriste. Cela dit, le diplôme élargira ses options de carrière et lui servira de pont pour passer de la pratique du droit pure à des postes de direction liés aux affaires. 

La vraie question est de savoir si l’association d’une MBA et d’un diplôme de droit est particulièrement attrayante pour les employeurs. Les recruteurs dans le domaine juridique ont des opinions divergentes. Cela dépend surtout de si l’entreprise recruteuse est un cabinet d’avocat ou un autre type de société. 

« Je pense que c’est un diplôme utile pour un poste d’avocat général principal. Lorsque vous recherchez quelqu’un pour jouer ce rôle stratégique – devenir le bras droit du PDG et guider la planification et le développement d’une entreprise –, une MBA est un diplôme précieux. Cela permet de se démarquer par rapport aux autres candidats à ces postes », explique Lindsey Petherick, de Edge Legal Recruitment à Vancouver.

« Lors des négociations salariales, si avez un avocat général principal avec des années d’expérience à l’opposé d’un second candidat qui a une MBA, ce diplôme est possiblement quelque chose sur quoi le second peut s’appuyer pour demander un meilleur salaire », ajoute-t-elle.

Un diplôme de MBA figurant sur un CV peut être interprété de différentes manières, précise Dal Bhathal, associée directrice chez The Counsel Network.

« Les cabinets veulent comprendre pourquoi un juriste a obtenu une MBA. C’est souvent considéré comme un signe potentiel que le candidat ne compte pas pratiquer le droit à long terme. On peut l’interpréter comme un désir d’évoluer vers un rôle d’affaires ou plus détaché de l’exercice, explique-t-elle. Pour les rôles à l’interne, une MBA peut être un facteur d’embauche, mais ce n’est jamais le facteur décisif. »

Pour les postes en entreprise, les employeurs recherchent un vaste éventail de compétences, notamment sur les plans de l’application pratique de la loi, de l’entregent, de la communication et du jugement. 

« Un avocat qui a toutes ces qualités sera embauché aux dépens d’un autre qui n’en possède que la plupart, mais qui est titulaire d’une MBA. »

Une fois en entreprise, si un juriste souhaite évoluer vers un rôle non juridique, une MBA peut être un atout. Néanmoins, Me Bhathal affirme que, d’après son expérience, les entreprises préfèrent les compétences en leadership et la formation des cadres qui seraient plus adaptées au rôle au sein de leur organisation.

Une MBA est intéressante pour les fonctions juridiques de haut niveau dans le domaine des affaires, notamment dans des secteurs tels que les banques.

« Un grand nombre de nos clients préfère les candidats titulaires d’une MBA, surtout pour les postes en interne », observe Salima Alibhai, associée à ALT Recruitment Partners Inc. à Toronto. « Nous ne voyons pas forcément une hausse de salaire, mais ils nous font part d’une préférence notable pour ces profils. »

« J’ai l’impression que de plus en plus de juristes vont suivre une MBA non pas en complément de leur formation de droit, mais pour quitter le domaine juridique et tenter leur chance dans le domaine des banques ou des fusions et acquisitions. De nombreux candidats savent que pour être PDG ou directeur financier d’une entreprise, il leur faudra une MBA. » 

Pour une meilleure carrière juridique

Il n’en reste pas moins que de nombreux juristes titulaires de MBA vous diront qu’ils ont cherché à obtenir ce diplôme pour devenir de meilleurs juristes d’affaires, élargir leurs possibilités de carrière et étendre leur réseau professionnel.

Grant Borbridge, conseiller principal à Simplex Legal à Calgary, a obtenu sa MBA il y a 20 ans à la Penn State University après avoir travaillé pendant neuf ans à pratiquer le droit. Il est retourné aux études à plein temps pour sa MBA et estime que cela lui a donné les outils nécessaires pour travailler dans le domaine du capital-investissement et comme analyste dans les grands marchés à New York et en Californie. 

« Je pense que les cours que l’on suit dans le cadre d’une MBA nous permettent de mieux comprendre le fonctionnement des entreprises. Les cours de marketing, de communication, d’opérations et de comportement organisationnel aident les gens à élargir leur vision ainsi qu’à penser comme des gens d’affaires et pas seulement comme des juristes. »

Le fait de suivre un programme de formation en complément du diplôme de droit peut aider les juristes à s’éloigner des rôles juridiques traditionnels, explique Me Borbridge.

« La pratique du droit peut offrir de nombreuses possibilités aux juristes, mais ils peuvent aussi se voir enfermés dans ces rôles. Je suis retourné faire ma MBA après neuf ans d’exercice parce que je voulais examiner les possibilités d’aller du côté des affaires, et je ne savais pas comment j’allais faire cette transition sans obtenir ce diplôme », raconte-t-il.

L’avocat est finalement retourné à Calgary pour travailler en interne dans le secteur du pétrole et du gaz. 

« Cette expérience m’a indéniablement beaucoup apporté et m’a fourni une expérience et des possibilités que je n’aurais pas eues autrement. Que vous choisissiez une MBA pour cadres ou un programme à temps plein, vous allez en retirer énormément, » conclut-il.

Me Borbridge est également juriste d’entreprise agréé du Canada, un titre attribué par l’Association canadienne des conseillers et conseillères juridiques d’entreprise. Il rapporte que ce programme, proposé par l’Association du Barreau canadien en collaboration avec la Rotman School of Management, met l’accent sur la nécessité de penser comme des gens d’affaires. 

« Les juristes ont besoin de savoir quel est leur objectif lorsqu’ils pratiquent le droit, et c’est la même chose avec une MBA. On doit savoir ce qu’on compte en faire par la suite et comment cela nous aidera, car il ne suffit pas de suivre un programme de MBA et de dire que maintenant, on comprend les affaires. » 

« Je ne comprenais pas aussi bien cet univers jusqu’à ce que, après ma MBA, je travaille comme analyste boursier. J’ai pu parler aux entreprises de leur modèle d’affaires et de la manière dont elles cherchaient à s’améliorer. Il en a été de même dans le domaine du capital-investissement. J’ai eu l’occasion d’examiner des plans et des propositions d’affaires et de siéger à des conseils d’administration où l’on discutait de ces questions, et j’ai ainsi acquis une bonne compréhension des obstacles à franchir pour faire avancer l’entreprise. Passer du temps à travailler dans le milieu des affaires est essentiel pour tirer pleinement profit d’une MBA. »

Une MBA peut également aider un avocat à mieux comprendre la société dans son ensemble et à mieux conseiller son client, selon Claude Provencher, avocat chez Trudel Johnston & Lespérance à Montréal. Il a travaillé comme chef d’équipe au bureau du procureur général du Canada avant de décider de quitter la fonction publique pour obtenir sa MBA en 2002 à HEC Montréal, l’école supérieure de commerce de l’Université de Montréal.

« Je me suis rendu compte que j’adorais diriger des équipes et que je voulais mieux comprendre les organisations. J’ai donc décidé d’ajouter une corde à mon arc, et j’ai suivi une MBA, explique-t-il. Ça a été une excellente expérience, car j’y ai rencontré beaucoup de personnes, comme des ingénieurs, des médecins et d’autres juristes du monde entier. C’était vraiment enrichissant. Cela m’a permis de mieux appréhender la société, l’économie, la finance, la psychologie et les ressources humaines. »

Après avoir obtenu son diplôme, Me Provencher est retourné dans la fonction publique fédérale pour occuper des rôles de haut niveau, notamment directeur de l’Unité des crimes de guerre, conseiller principal en matière de politiques au Bureau du Conseil privé et chef de cabinet à l’Agence du revenu du Canada, ainsi que directeur général du Barreau du Québec.

« Ça a été un excellent investissement tant sur le plan personnel que pour ma carrière, car, lorsque j’étais commissaire au gouvernement fédéral, atteindre ce genre de poste signifiait un meilleur salaire, rapporte Me Provencher. Si vous envisagez de suivre une MBA parce que ça vous intéresse, je pense que ça vaut le coup. À plein temps, cela vous prendra moins d’un an et ce sera utile pour le reste de votre carrière. »