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L’année à venir à la Cour suprême du Canada

Lynne Watt nous parle du calendrier de la CSC en 2020, qui pour le moment s’annonce plus léger que d’habitude.

Lynne Watt

Nous nous sommes récemment entretenus avec MLynne Watt, associée au bureau d’Ottawa du cabinet Gowling WLG, et chef du groupe Services de représentation à la Cour suprême du Canada au sein du cabinet. Lors d’une entrevue récente accordée à ABC National, elle nous a fait la synthèse des arrêts les plus importants de 2019 et nous a offert un aperçu des causes à surveiller du côté de la Cour suprême dans l’année à venir.

ABC National : Quels sont les arrêts clés qui auront votre attention en 2020? 

Lynne Watt : La décision que tout le monde attend avec impatience réunit trois causes, Vavilov/NFL/Bell Canada, et porte sur la norme de contrôle. La question intéressera certainement les avocats et avocates, surtout ceux et celles qui pratiquent en droit administratif, ainsi que toute personne qui fait de la révision en appel, évidemment. La Cour suprême du Canada, encore une fois, tentera de préciser la norme de contrôle. On dirait que tous les dix ans environ, la Cour suprême rend un arrêt phare dans lequel elle fournit des éclaircissements sur la norme de révision en appel, le rapport délicat entre décision raisonnable et décision correcte, l’échelle variable applicable à certains droits et toutes ces questions. [Mise à jour: LA CSC a annoncé qu’elle rendra publique sa décision le 19 décembre 2019]

: Qu’attendez-vous de ces arrêts? 

LW : Le degré de référence dont les tribunaux de révision doivent faire preuve envers les tribunaux spécialisés, comme le CRTC, est l’une des questions centrales. Une autre question consiste à déterminer dans quels cas on permet aux tribunaux de révision d’intervenir et de réformer une décision prise par un décideur administratif, en première instance. Et peu importe les conclusions auxquelles arrive la Cour suprême du Canada quant à la norme de contrôle, elles ont toujours des répercussions immédiates sur la façon dont les avocats articulent leurs arguments. Je ne suis pas certaine que cela changera réellement l’état du droit sur la question. Selon certains cyniques, les tribunaux rendent les décisions qui leur plaisent, et appliquent ensuite la norme de contrôle inversement. Je ne crois pas que ce soit vrai, mais c’est la perception de certains.

N : Quels autres arrêts surveillerez-vous?

LW : Une cause intéressante en provenance de Terre-Neuve-et-Labrador est en délibéré depuis le printemps dernier. Il s’agit de Procureur général de Terre-Neuve-et-Labrador c. Innus de Uashat et de Mani-Utenam, qui porte sur la pollution qui s’étend sur des territoires traditionnels inuits et sur deux provinces — au nord du Québec et au Labrador. La question a trait à la capacité de poursuivre au Québec pour des dommages qui ont été causés sur le territoire de Terre-Neuve-et-Labrador. Compte tenu de la pollution qui traverse les frontières, comment les tribunaux peuvent-ils exercer ou décliner leur compétence pour instruire une cause? L’affaire Desautel, une cause analogue, sera entendue l’an prochain. Il s’agit d’une affaire relative aux droits autochtones qui s’intéresse à l’obligation de consulter et à l’article 35. M. Desautel est de nationalité américaine. Il exerçait son droit de chasser et ce faisant, il a traversé la frontière, exerçant dès lors un droit historique. La question est de savoir si, comme ressortissant étranger, il peut se prévaloir de ses droits de chasse au Canada.

Il y a bien sûr la cause Uber qui reçoit beaucoup d’attention, puisqu’elle recoupe des questions relatives au droit de la consommation, à la Loi sur les normes d’emploi et à l’arbitrage. La jurisprudence canadienne tend actuellement à favoriser l’arbitrage et à imposer les mécanismes d’arbitrage aux parties liées par des contrats comportant des clauses compromissoires. Même s’il était difficile de faire valoir les faits dans cette affaire, compte tenu de sa structure même, elle démontre que la question des répercussions que peuvent avoir les clauses compromissoires dans les contrats d’adhésion est vraiment d’actualité.

Il y a également une autre cause qui concerne le droit à l’éducation des francophones de la Colombie-Britannique, Conseil scolaire francophone de la Colombie‑Britannique. Elle fait ressortir des questions délicates avec lesquelles de nombreuses provinces sont aux prises et qui mettent en cause les droits linguistiques, mais aussi les obligations économiques et de financement. 

Enfin, cet automne, une autre cause intéressante a été entendue - Coalition canadienne pour l’équité génétique; ainsi que des poursuites anti-SLAPP (poursuite stratégique contre la mobilisation publique) qui ont retenu beaucoup d’attention et ont suscité la participation d’un grand nombre d’intervenants, soit les affaires Bent c. Platnick et Pointes Protection Association. En fait, de nombreux intervenants ont pris part à presque toutes les causes dont j’ai parlé. Cette tendance semble s’accentuer.

N : Qu’est-ce que cela signifie selon vous?

LW : Un certain nombre de choses. Les gens s’intéressent à la Cour suprême et à son travail et la Cour souhaite quant à elle sincèrement évaluer les conséquences de ses décisions sur un vaste éventail de groupes intéressés. Cela n’est pas nouveau. Ce qui est nouveau en revanche — depuis la fin du mandat de la juge McLachlin à titre de juge en chef, et sans aucun doute sous la présidence du juge en chef actuel — c’est la volonté de la Cour d’accepter un nombre accru d’intervenants et sa tendance à moins accueillir les requêtes visant à rejeter les requêtes en intervention.

N : Pouvez-vous nous en apprendre un peu plus sur les audiences prévues pour 2020?

LW : À présent, un peu plus d’audiences sont prévues, mais tout de même pas un grand nombre : six en janvier, trois en février, trois en mars et une en avril. Quelques audiences s’ajouteront peut-être, néanmoins, j’ai l’impression que la Cour n’aura pas un calendrier très chargé cet hiver en raison du nombre d’appels qui seront entendus. Mais les causes qui seront entendues sont particulièrement intéressantes. Il y a un renvoi en appel de la Colombie-Britannique relatif au pipeline Trans Mountain et deux importants renvois ayant trait à la Loi sur la tarification de la pollution causée par les gaz à effet de serre en appel de la Saskatchewan et de l’Ontario. Ces causes ont été mises au rôle en mars et il sera intéressant de surveiller si d’ici là, la Cour d’appel de l’Alberta aura rendu sa décision dans le renvoi albertain portant sur la même question constitutionnelle. Il y a aussi la cause Desautel dont j’ai parlé et l’affaire Procureur général de l’Ontario c. G, qui porte sur la constitutionnalité de la Loi sur le registre des délinquants sexuels.

N : Pourquoi si peu d’audiences?

LW : Je ne sais pas. Historiquement, la Cour autorise les pourvois dans une proportion de 10, 12 ou 13 pour cent, selon les années. Ce taux d’autorisation est même déjà descendu à 8 ou 9 pour cent. Cette année, je crois qu’il se rapproche de cinq pour cent. C’est toutefois trop tôt pour affirmer qu’il s’agit d’une tendance.

N : Un nouveau juge en provenance du Québec a récemment été assermenté. Comment la nomination du juge Kasirer vient-elle modifier la composition de la Cour?

LW : Puisqu’il a siégé à la Cour d’appel pendant environ dix ans, et compte tenu de sa carrière antérieure à la faculté de droit de l’Université McGill, il amène un point de vue d’universitaire. Il équilibre les opinions, non pas du point de vue idéologique, mais plutôt en apportant une perspective universitaire complémentaire, comme le fait le juge Russell Brown. Comme plusieurs juges de la Cour suprême, il s’est tout de suite montré à la hauteur. Dès le départ, ses questions étaient particulièrement précises et intelligentes. Il n’hésite pas à aller droit au but et il est très actif dans tous les pourvois. Mais selon moi, il est encore beaucoup trop tôt pour distinguer de tendance particulière. Nous savons qu’il est parfaitement bilingue et semble avoir plusieurs sujets d’intérêt. Il s’agit donc d’un ajout précieux pour la Cour, mais l’avenir nous dira si l’équilibre s’en trouvera modifié d’une quelconque façon.

N : Qu’en est-il de la question du consensus au sein de la Cour? Plusieurs décisions sont partagées, n’est-ce pas?

LW : Je crois qu’effectivement, il y a moins de décisions unanimes. Mais lorsque l’on pose cette question, il faut faire attention à ne pas systématiquement voir les opinions dissidentes d’un mauvais œil, puisque ces dernières jouent un rôle très important. On parle de neuf individus qui sont incroyablement brillants et qui ont des opinions bien marquées — à juste titre. Le fait qu’ils n’arrivent pas toujours à s’entendre n’est pas nécessairement une mauvaise chose. C’est bien que nous en ayons fini avec le style de rédaction à l’ancienne où les jugements étaient volumineux, denses et incompréhensibles.  De nos jours, la plupart des arrêts contiennent une ou deux opinions dissidentes, mais ils sont rédigés dans un style clair, lisible et facile à comprendre.