Un froid au sein de la profession
Les attaques de l’administration Trump contre des cabinets juridiques américains suscitent des préoccupations de ce côté-ci de la frontière

Les grands cabinets juridiques canadiens vivent une période de grande tension.
Au sud de la frontière, une confrontation massive a lieu entre l’administration Trump et les principaux cabinets juridiques, alors que la Maison-Blanche souhaite punir des cabinets qui ont participé à des poursuites contre le président Donald Trump ou qui sont vus comme des critiques de ses actions.
Tout a commencé lorsque le président Trump a signé des décrets visant trois cabinets, Perkins Coie, WilmerHale et Jenner & Block, a révoqué leur habilitation de sécurité, a modifié leurs contrats avec le gouvernement américain et leur a même interdit l’accès aux immeubles fédéraux américains. Les trois cabinets ont riposté devant les tribunaux.
Toutefois, lorsque l’important cabinet new-yorkais Paul, Weiss, Rifkind, Wharton & Garrison a aussi été ciblé, ce dernier a décidé de conclure une entente avec la Maison-Blanche, acceptant de mettre de côté ses politiques de diversité, d’équité et d’inclusion (DÉI) et d’offrir des services juridiques d’une valeur de 40 millions de dollars américains gratuitement pour des causes privilégiées par le président Trump.
Trois autres grands cabinets juridiques ont emboîté le pas en concluant des ententes semblables, dont le cabinet Skadden, Arps, Slate, Meagher & Flom.
Le bras de fer a entraîné une forte division parmi les cabinets américains et ainsi que des allégations selon lesquelles les cabinets qui ont conclu des ententes ont bafoué leurs règles de déontologie professionnelle et mis en péril la primauté du droit afin de préserver leur entreprise lucrative.
L’incidence au Canada est indirecte, mais elle a néanmoins créé un froid au sein de la profession alors que les cabinets de la rue Bay se tiennent cois et tentent d’esquiver toute retombée. Ils craignent de perdre des clients de l’autre côté de la frontière parce qu’ils auront contrarié des cabinets juridiques américains qui leur font des recommandations, et ils subissent le mécontentement de leurs propres juristes selon lesquels ils trahissent leurs valeurs.
« Nous sommes de plus en plus préoccupés par les pressions croissantes exercées sur les tribunaux et les professionnels du droit aux États-Unis, notamment les attaques politiques contre des juges et des juristes, les atteintes à l’indépendance de la magistrature et les mesures qui risquent de provoquer l’érosion de la confiance du public dans le système de justice », a dit la présidente de l’ABC, Lynne Vicars.
« L’histoire a démontré que la stabilité démocratique dépend du respect des institutions juridiques ainsi que de la capacité des tribunaux et de la profession juridique de fonctionner sans influence ou intimidation indue. Toute tentative de miner ces institutions met non seulement en péril la justice au sein d’un pays, mais elle entraîne également des répercussions majeures sur l’ordre juridique international et sur l’engagement commun des nations démocratiques à défendre la primauté du droit. »
Le magazine ABC National a tenté de contacter plusieurs grands cabinets canadiens et leurs associés par courriel ou téléphone pour obtenir leurs commentaires, mais n’a obtenu aucune réponse. Il n’a pas réussi non plus à communiquer avec les cabinets Paul, Weiss et Skadden, Arps de Toronto. Quelques juristes de grands cabinets de Toronto ont accepté de parler, mais seulement si leur identité était protégée.
« Aucun d’entre eux ne veut parler de ce sujet », a dit une personne bien placée d’un grand cabinet de la rue Bay. On craint de faire quelque chose qui contrarierait des clients ou aurait un effet sur les recommandations lucratives des cabinets juridiques américains. »
« Vous ne verrez aucun cabinet adopter une position courageuse. Ils ne veulent pas nuire à leur capacité de faire de l’argent. »
Selon une personne bien placée d’un autre cabinet, la plupart des cabinets veulent tout simplement que leurs juristes évitent toute controverse.
« Vous ne voulez pas attirer toute l’attention sur vous dans une situation comme celle-ci », a-t-elle dit, ajoutant que les juristes ont été prévenus de faire disparaître de leurs publications dans les médias sociaux tout contenu controversé, en particulier s’ils voyagent aux États-Unis.
« Nous avons été prévenus qu’au moment de traverser la frontière, nos appareils pouvaient être perquisitionnés et saisis. On nous a encouragés à supprimer nos applications de médias sociaux lorsque nous traversons la frontière. »
Cette personne a également dit qu’on a conseillé aux juristes d’entrer aux États-Unis par la voie des airs plutôt que par la frontière terrestre. Ainsi, si vous avez des problèmes dans la zone de prédédouanement d’un aéroport, vous êtes toujours au Canada et vous pouvez « retirer votre demande » d’entrée aux ÉtatsUnis. À une frontière terrestre, lorsqu’un agent des services frontaliers américain vous interroge, vous êtes déjà en sol américain.
Erin Durant, une juriste d’Ottawa et commentatrice sur des questions juridiques, a travaillé pour Borden Ladner Gervais jusqu’en 2021. La plupart de ses relations travaillent toujours pour d’importants cabinets juridiques et elles communiquent avec elle sur un éventail de sujet.
« Beaucoup de personnes m’ont parlé au cours des derniers mois », a-t-elle dit.
« Il s’agit principalement de juristes salariés et de jeunes associés sans participation. Les membres de la jeune génération me disent essentiellement qu’en gros, ils se font dire par les cabinets de “ne pas parler de ces choses et de ne pas participer activement à des discussions sur ce sujet dans les médias sociaux”. »
May Cheng est une avocate spécialisée en propriété intellectuelle et associée chez Dipchand LLP, un cabinet-boutique de Toronto, qui avait travaillé auparavant pour d’importants cabinets juridiques canadiens pendant 25 ans. Elle est convaincue que les cabinets juridiques canadiens souhaitent laisser tomber leur approche de DÉI afin de protéger leurs recettes.
« Ils vont tous la laisser tomber discrètement parce que quiconque fait affaire avec des entreprises américaines subira des pressions pour la laisser tomber », dit-elle. « Où est l’engagement?».
La pression pour laisser tomber la DÉI vient également de grandes sociétés canadiennes, comme Shopify Inc., qui a licencié ses équipes appuyant l’entrepreneuriat des femmes et des communautés noires et autochtones et retiré les pages DÉI de son site Web.
Me Cheng trouve désespérante la situation aux États-Unis.
« C’est terrifiant. » Le président Trump a déjà assujetti 30 cabinets juridiques à des enquêtes portant sur la DÉI. « Tout cela relève de la dystopie, du fascisme et de la paranoïa. »
Elle a dit que la seule chose qui arrête le président Trump est la primauté du droit.
« Les juges et les juristes sont le dernier rempart. S’ils abandonnent, c’est terminé. »
Jordan Furlong, un expert-conseil d’Ottawa, condamne les cabinets comme Paul, Weiss qui ont cédé aux exigences de la Maison-Blanche, mais il comprend leurs motivations.
Il a moins de sympathie pour les cabinets de ce côté-ci de la frontière.
« Les grands cabinets canadiens ne sont pas à proximité de l’épicentre. Ils se trouvent à son extrémité extérieure. Ils ne vont pas manquer de travail parce que le président des États-Unis a décidé qu’ils sont ses ennemis », a dit Me Furlong.
« Le risque économique auquel s’exposent les grands cabinets canadiens ne s’apparente même pas à celui pesant sur les grands cabinets américains. »
Pour cette raison, toute décision prise par un grand cabinet au pays pour apaiser les caprices discriminatoires et autocratiques de l’administration américaine est « beaucoup moins compréhensible et justifiable ».
« Vous ne pouvez laisser vos cabinets juridiques être influencés par les courants dominants de l’opinion politique et populaire », a dit Me Furlong.
« Un cabinet juridique n’est pas une pizzéria ou un salon de coiffure. C’est une entreprise, mais c’est aussi une profession libérale. Les juristes qui y travaillent ont prêté le serment de protéger la primauté du droit. Les juristes et les cabinets juridiques se doivent de posséder des valeurs fondamentales. »