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La conscription au Canada

Le service militaire obligatoire a pris fin ici en 1945. Mais alors que nos alliés l’adoptent de plus en plus, notre pays pourrait-il suivre le pas?

Canadian soldier
iStock/BalkansCat

Après des décennies relativement tranquilles, la conscription et le service militaire national font soudainement la une des journaux des deux côtés de l’Atlantique.

Ce n’est pas surprenant, étant donné que le monde semble plus dangereux que jamais depuis la Guerre froide. Alors que certains se préparent à un conflit majeur en Europe, les gouvernements repensent leurs politiques militaires et leurs budgets, qui avaient été en diminution constante jusqu’à récemment.

Plusieurs pays ont relancé ou élargi le service militaire national, et de nombreux dirigeants augmentent maintenant les dépenses de défense à la suite de l’invasion à grande échelle de la Russie en Ukraine.

Cependant, de ce côté de l’Atlantique, les experts disent que le Canada est loin d’envisager la conscription.

« Maintes sont les groupes qui s’opposeraient à la conscription, soit parce qu’ils étaient contre un conflit en particulier, soit contre le concept de la conscription en soi », dit Tyler Wentzell, historien militaire, réserviste et doctorant en sciences juridiques à l’Université de Toronto.

Une telle mesure entraînerait sans doute des contestations judiciaires concernant la violation des libertés civiles par la conscription, en particulier l’article 7 de la Charte des droits et libertés qui protège le « droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de sa personne ».

La conscription ne gagnerait guère plus en popularité aux États-Unis, un pays qui a été engagé dans des guerres étrangères largement infructueuses pour la majeure partie de ce siècle. 

« Les États-Unis et le Canada feront tout leur possible pour éviter une conscription », exprime Michael Williams, professeur agrégé d’affaires internationales à l’Université de Syracuse et spécialiste au sein du groupe de réflexion basé à Washington DC, le Center for Strategic and International Studies.

Si la guerre éclate, une force de coalition composée de militaires professionnels nord-américains serait probablement engagée dans les combats, aux côtés des troupes européennes existantes, explique-t-il.

Après plus de deux ans de guerre en Ukraine et alors que les forces anti-occidentales en Chine, en Russie, en Iran et en Corée du Nord renforcent leurs liens, les pays de l’OTAN prennent conscience de leurs vulnérabilités, tant humaines que matérielles, ainsi que de l’augmentation des dépenses militaires de leurs adversaires.

Il est estimé que près de 40 % de toutes les dépenses publiques russes, soit 6 % du PIB, sont consacrées à la défense. En revanche, certains pays de l’OTAN, dont le Canada, peinent à atteindre leur objectif de dépenses de 2 %. Évaluer avec précision les dépenses militaires en Chine, la plus grande armée du monde, est difficile, mais les spécialistes soutiennent qu’elle investit de manière importante dans sa défense même si son économie montre des signes de faiblesse.

Dans l’ensemble, les dépenses militaires mondiales ont atteint 2 443 milliards de dollars américains en 2023, en hausse de 7 % par an, principalement sous l’impulsion des États-Unis, de la Chine et de la Russie.

Le secrétaire britannique à la Défense, Grant Shapps, a récemment déclaré que nous « passons d’un monde d’après-guerre à un monde d’avant-guerre ». Faisant écho à ce sentiment, l’amiral Rob Bauer, président du comité militaire de l’OTAN, a dit que les membres de l’alliance doivent être en alerte et « s’attendre à l’inattendu ». Le public doit également changer sa mentalité pour une ère où « tout peut arriver à tout moment ».

« Les plaques tectoniques du pouvoir se déplacent, selon l’amiral Bauer. Et par conséquent, nous sommes confrontés au monde le plus dangereux depuis des décennies. »

L’ancien commandant en chef de l’OTAN le général britannique Sir Richard Sherriff, se faisant l’écho de ce sentiment, a avancé qu’il était temps de « penser l’impensable » et de considérer la conscription au Royaume-Uni pour se préparer à une éventuelle guerre sur le sol européen.

Même avant l’agression de la Russie, de nombreux pays européens, dont la Norvège et la Finlande avaient déjà mis en place une forme de conscription ou de service militaire national. Mais son application de s’est accélérée au cours des dernières années. La Lettonie l’a réintroduite, tandis que le Danemark, la Suède, nouvellement membre de l’OTAN, et l’Estonie ont élargi les critères d’admissibilité à la conscription pour toucher davantage de personnes. Certains pays qui avaient abandonné cette pratique depuis longtemps envisagent de la rétablir, notamment l’Allemagne.

Alors qu’il faisait campagne en mai, le premier ministre britannique Rishi Sunak a appelé au rétablissement du service militaire national, une exigence bien moins contraignante que la conscription militaire. Alors que plusieurs ont moqué son annonce comme une tentative de capter les voix de la génération plus âgée, certains l’ont jugée prudente. En janvier, le chef de l’armée britannique, le général Sir Patrick Sanders, avait également appelé à une « mobilisation nationale ».

Il est certain que nombreux sont les observateurs qui doutent que le président russe Vladimir Poutine entreprenne sérieusement une action contre l’un des 32 pays membres de l’OTAN dans un avenir proche. Cela s’explique par le fait que l’article 5 du Traité de l’Atlantique Nord stipule qu’une attaque contre un membre est une attaque contre l’ensemble des membres. L’incapacité de Poutine à vaincre un seul pays comme l’Ukraine, même en état de guerre totale, diminue les chances d’un conflit avec un groupe aussi imposant. 

« Pour Poutine, l’adhésion à l’OTAN est une ligne rouge qu’il ne veut pas franchir », dit M. Williams, ajoutant qu’il fait preuve de grande prudence quant aux choix de ses cibles.

« Ainsi, la menace d’une guerre élargie avec l’OTAN est relativement faible. »

En tant qu’un des pays fondateurs de l’OTAN, quelles sont les obligations du Canada envers les autres membres en cas de conflit majeur? Bien que le Canada doive apporter son aide, cela ne signifie pas nécessairement envoyer un grand nombre de personnes, en particulier des conscrits non formés, à la guerre. 

« L’objectif global, selon M. Williams, est de maintenir le consensus, donc ce serait une affaire de “Merci, Canada, pour l’aide que vous pouvez apporter”. »

« Le Canada enverrait probablement des troupes professionnelles, des soldats à temps plein. »

Une conscription obligatoire au Canada ne se produirait que si l’existence du pays était menacée. Et elle inclurait les femmes.

« Ce serait essentiel », ajoute M. Wentzell.

« Les Forces armées canadiennes n’ont aucune restriction d’emploi basée sur le genre; par conséquent, toute tentative de conscription réservée aux hommes ne tiendrait ni légalement ni rationnellement. »

Philippe Lagassé, expert militaire à la Norman Paterson School of International Affairs de l’Université Carleton, soupçonne également pour sa part que si la conscription devait revenir, elle s’appliquerait aux hommes et aux femmes.

Selon lui, si une action en justice était intentée, « ce serait peut-être parce que la conscription réservée aux hommes serait contestée en vertu du paragraphe 15(1) » de la Charte, qui stipule que la loi ne fait acception de personne et s’applique également à tous indépendamment de toute discrimination, notamment des discriminations fondées sur la race, l’origine nationale ou ethnique, la couleur, la religion, le sexe, l’âge ou les déficiences mentales ou physiques.

Donc, à quoi ressemblerait une mobilisation involontaire au Canada? Les spécialistes disent qu’elle nécessiterait probablement un acte législatif, suivi d’un acte exécutif qui déclencherait une conscription. Dans son histoire en tant que nation, le Canada n’a invoqué cette mesure que deux fois, lors des deux guerres mondiales, et dans les deux cas, cela a été très controversé et diviseur, en particulier au sein de la communauté francophone et de certains peuples autochtones.

Le soutien public serait probablement globalement faible, mais l’histoire ne peut servir de guide. En fin de compte, le contexte serait le facteur décisif.

« Cela dépendrait complètement de la raison pour laquelle on demanderait aux gens de risquer leur vie », affirme M. Wentzell.

Quant à savoir si une contestation fondée sur la Charte réussirait, cela reste incertain. La mobilisation forcée serait probablement permise en vertu de la disposition des limites raisonnables, « surtout si elle était considérée comme essentielle à la sécurité du pays », explique M. Lagassé.

Dans de telles circonstances, le gouvernement pourrait également invoquer la disposition de dérogation. Comme le gouvernement fédéral n’a jamais invoqué l’article 33, une telle mesure serait assortie d’un coût politique très élevé, explique M. Wentzell.

La question de la conscription se pose alors que de nombreux pays, dont le Canada, font face à un défi de taille : attirer et retenir des soldats à temps plein et de qualité.

Il y a plusieurs années, le Pentagone a conclu que plus des trois quarts des jeunes Américains ne pourraient rejoindre l’armée s’ils le souhaitaient en raison de l’obésité, du manque d’éducation ou de problèmes de santé mentale.

Certains pays, dont le Canada, répondent à cette situation en assouplissant certaines règles afin d’augmenter les effectifs. Cependant, jusqu’à présent, cela a rencontré peu de succès.

Les experts militaires ont déploré l’état des forces armées canadiennes, soulignant le nombre important de postes vacants. En mars dernier, le ministre de la Défense nationale, Bill Blair, a déclaré que l’armée canadienne se trouve confrontée à une « spirale descendante » en matière de recrutement, où le nombre de départs excède celui des nouvelles recrues.

Ce n’est guère une situation idéale, compte tenu de l’état actuel du monde.

« En ce moment, l’OTAN ne peut pas répondre aux plans défensifs qu’elle souhaite mettre en place », explique M. Williams, notant qu’il y avait des problèmes similaires pendant la Guerre froide.

« Les forces armées de l’OTAN n’ont tout simplement pas assez de personnel pour l’instant. »