Une question d'imputabilité
Les fournisseurs de service Internet interdisent déjà les propos haineux. Il est temps de passer de la théorie à la pratique.
En théorie, aucune différence n’existe entre la haine dans le monde réel et la haine dans le monde virtuel. Cependant, en pratique, la différence se manifeste bel et bien. Les messages en ligne peuvent normaliser la propagande haineuse, répandre son influence infâme à tout vent et radicaliser des personnes où qu’elles se trouvent dans le monde. Il est temps que le Canada actualise son cadre législatif pour faire face à ce problème croissant qui cause des préjudices réels à des gens bien réels.
Dans sa lettre de mandat supplémentaire du mois de janvier, le premier ministre Justin Trudeau a mandaté Stephen Guilbeault, le ministre du Patrimoine, de « prendre des mesures pour combattre les groupes haineux, la haine et le harcèlement en ligne, l’extrémisme violent ayant des motivations idéologiques et les organisations terroristes ». L’on s’attend à ce que le gouvernement dépose un projet de loi au printemps.
En 2013, la Cour suprême du Canada a affirmé dans son arrêt Whatcott que « la propagande haineuse prive les membres du groupe ciblé de la possibilité de s’épanouir en articulant des pensées et des idées » et place « un obstacle majeur les empêchant de participer pleinement à la démocratie ». La propagande haineuse ne se limite pas à marginaliser certains groupes, elle peut également les obliger à défendre leur propre humanité fondamentale comme condition de l’admission à la participation au débat démocratique.
« Ce qui se passe en ligne a des conséquences dans la vie réelle, dit Richard Marceau, avocat principal du Centre consultatif des relations juives et israéliennes. On l’a vu à Christchurch, on l’a vu à Pittsburgh, on l’a vu à plusieurs endroits. »
Les études montrent que les jeunes se radicalisent eux-mêmes en ligne, ajoute-t-il. « Ce n’est pas juste ici, c’est partout à travers le monde. » Le pouvoir des médias sociaux, un multiplicateur de forces au sein de l’Internet, constitue une préoccupation. « On a juste à voir ce qui s’est passé à Washington il n’y a pas longtemps, C’est vrai, c’est fort et les gens peuvent être influencés et ils peuvent agir de façon violente. »
Un sondage d’opinion publié en janvier 2021 révélait (disponible uniquement en anglais) que les personnes appartenant à des communautés racialisées au Canada courent trois fois plus de risque d’être visées par des propos haineux en ligne que les autres membres de la population. Lorsqu’on leur a demandé s’ils conviennent que les plateformes des médias sociaux devraient être tenues d’éliminer rapidement le contenu haineux, 80 % des répondants ont dit oui. Soixante pour cent soutiennent la mise en place d’une loi fédérale pour prévenir l’affichage de propos racistes et haineux en ligne.
En octobre 2020, trois sections de l’ABC (droit constitutionnel et droits de la personne, droit pénal et l’orientation et l’identité sexuelles) ont fait valoir dans un mémoire (disponible uniquement en anglais) que l’on doit atteindre un équilibre entre « les recours civils et pénaux pour lutter contre la haine en ligne » et la liberté d’expression.
Selon le mémoire, entre autres mesures, le gouvernement devrait déposer une meilleure version de l’article 13 de la Loi canadienne sur les droits de la personne (LCDP) qui a été abrogé en 2014. Selon David Matas, avocat spécialisé en droit de la personne, le problème réside dans le fait que l’ancien article 13 autorisait les plaignants qui « pourraient simplement avoir reçu leurs informations totalement erronées d’un tiers » à déposer une plainte officielle. Les plaintes pouvaient être déposées sur la seule foi d’une rumeur.
Les arcanes de la liberté d’expression sont labyrinthiques. « Le droit à la liberté d’expression n’est pas plus absolu qu’un autre droit, dit Me Matas. Par conséquent, la question est celle de savoir comment effectuer la distinction pour que les droits de ceux qui défendent la liberté d’expression et ceux des personnes préoccupées par l’élimination de l’incitation à la haine soient également respectés ».
Le mémoire de l’ABC tente de concilier ces deux droits en proposant de remettre en vigueur l’article 13 de la LCDP après y avoir ajouté des mesures de protection procédurales « afin que la loi ne devienne pas un outil pour harceler les personnes s’exprimant de manière légitime, comme c’était le cas de l’ancien article 13 », explique Me Matas.
En pratique, l’ABC recommande que la Commission des droits de la personne trie toutes les plaintes et rejette et rejette immédiatement celles qui ne répondent pas à un certain critère. « L’accès au recours en droit civil doit être supervisé, à l’instar de celui au recours pénal », dit le mémoire. Le recours au droit pénal est assujetti au consentement du Procureur général du Canada. L’accès au recours au droit civil doit lui aussi être limité par la Commission.
La Commission devrait également être investie du pouvoir d’accorder des dépens, ce qui découragerait les plaignants de déposer des plaintes frivoles.
Traiter les fournisseurs de service Internet comme des éditeurs
L’ancien article 13 de la LCDP excluait en outre les fournisseurs de service Internet de sa propre portée, ce qui créait un autre problème. Les sections de l’ABC s’accordent sur le point qu’un nouvel article 13 devrait délibérément renverser la vapeur. « Lorsqu’un fournisseur de service Internet autorise une personne à utiliser ses services, il indique ce que la personne affiche sur sa plateforme », dit le mémoire.
Me Matas a peu de patience pour les personnes qui se plaignent de la censure. « Ils n’ont en quelque sorte rien compris », dit-il, étant donné que ce que l’ABC recommande, c’est de renforcer au moyen d’une loi et de l’expertise institutionnelle ce qui existe déjà dans les modalités d’utilisation des plateformes des fournisseurs de service Internet. « Sauf tout le respect que je dois aux fournisseurs d’Internet, ajoute-t-il, dans ce domaine, ils ne savent pas ce qu’ils font. Ils connaissent la technologie, mais ne savent pas nécessairement reconnaître les propos haineux, et c’est au sein des commissions des droits de la personne qu’on trouve les experts en la matière. Nous devrions faire appel à eux ».
Richard Marceau irait même plus loin et exigerait que les membres du conseil d’administration et de la direction des fournisseurs de service soient tenus « potentiellement imputables » de l’autorisation régulière ou réitérée de publication de contenu haineux sur leurs plateformes.
Il ajoute que les sociétés spécialisées en technologie sont déjà légalement tenues d’éliminer le contenu qui enfreint les droits d’auteurs ou la loi, comme la pornographie juvénile ou l’utilisation sans autorisation de chansons ou de films. « Elles ont déjà la technologie pour enlever ça. Dans le cas d’un truc haineux, elles pourraient faire la même chose », dit-il.
En fin de compte, il s’agit de s’assurer que ce qui est déjà interdit en vertu des modalités d’utilisation des services des fournisseurs de service Internet est non seulement appliqué en théorie, mais aussi en pratique.