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Droit de l’extradition et politique : il y a anguille sous roche

Faut-il songer à modifier la Loi sur l’extradition?

Une paire de menottes

Le droit canadien de l’extradition ne fait jamais la manchette quand tout va bien, mais dernièrement, le gouvernement Trudeau s’est époumoné à insister sur le fait que son intervention dans l’affaire Meng Wanzhou – directrice financière de Huawei, détenue tard l’an dernier à Vancouver à la demande des États-Unis – respectait la « primauté du droit » et n’avait rien de politique.

Mais les événements se sont ingéniés à noyer ses paroles. En effet, la poursuite des États-Unis a porté treize chefs d’accusation, alléguant que Mme Meng avait fraudé en mentant aux banques américaines à propos des opérations que mène Huawei en Iran par le biais d’une société prête-nom de Hong Kong. Cependant, Washington garde l’œil sur les pratiques de Huawei et de la Chine depuis des années, et mène actuellement une ruineuse guerre commerciale contre Beijing.

Donald Trump, le président des États-Unis, a déclaré publiquement qu’il serait disposé à l’indulgence envers Mme Meng en échange d’un accord commercial avec la Chine. John McCallum a été l’ambassadeur du Canada en Chine jusqu’à ce qu’il se mette à détailler la défense de Mme Meng devant les journalistes. Nul besoin d’être grand clerc pour trouver des preuves que l’affaire Meng est une pièce de l’échiquier politique.

Voilà le droit de l’extradition : la politique ne se cache jamais bien loin sous la surface juridique. Le Canada extrade des personnes pour honorer ses obligations conventionnelles envers certains pays aux termes de la Loi sur l’extradition de 1999. Au fil des années, cela a généré de profondes tensions entre l’obligation d’Ottawa envers ses pays partenaires et son devoir de défendre les droits que garantit la Charte aux citoyens canadiens. Or, beaucoup de professionnels de ce domaine du droit estiment que la Loi sur l’extradition n’assure pas le juste équilibre.

« Notre système d’extradition, commente Donald Bayne, avocat de la défense à Ottawa, est une caricature du système juridique : les juges ne sont rien de plus que des tampons d’approbation galonnés. »

Il est bien placé pour le savoir, lui qui a représenté Hassan Diab, l’universitaire d’Ottawa extradé en France parce qu’accusé d’avoir participé à un attentat à la bombe près d’une synagogue à Paris en 1980; sans doute le pire exemple récent d’une affaire d’extradition qui a dérapé.

M. Diab a été arrêté par la GRC en novembre 2008 et frappé de sévères conditions de cautionnement jusqu’à son extradition en France, en 2014. C’est le juge Robert Maranger de la Cour supérieure de justice de l’Ontario qui avait ordonné son extradition en 2011, sur la foi d’une analyse graphologique que les juges français ont plus tard rejetée en la déclarant peu concluante. Libéré il y a un peu plus d’un an par les autorités françaises, il n’a jamais été officiellement inculpé.

Le juge Maranger a conclu lui-même que la France avait produit « un dossier faible, présentant peu de chances de condamnation à un procès impartial ». Mais il a quand même extradé Diab en France… parce que c’est ainsi que fonctionne la Loi sur l’extradition.

Au Canada, l’extradition se fait en trois étapes. Lorsqu’il reçoit une demande d’extradition, le ministère de la Justice rédige un arrêté introductif d’instance qui confirme que les infractions que l’on reproche à l’accusé sont aussi des infractions au sens de la loi canadienne. Vient ensuite l’audience sur l’incarcération devant un juge, et enfin l’ordonnance d’extradition (ou l’ordonnance contraire) du ministre de la Justice.

De tout le processus d’extradition, l’accusé n’est jamais traduit en justice au Canada. Tandis qu’au ministère de la Justice, les avocats du Groupe d’entraide internationale travaillent avec les autorités du pays requérant pour mener la demande à bon port, le défendeur, lui, a à peu près les mains liées. Pourvu qu’un sommaire de la preuve à produire (mais non la preuve elle-même) justifie au premier abord l’extradition, les juges sont obligés de donner le feu vert et de remettre les clés du dossier au ministre.

C’est du moins comment les choses se passent. Cependant, la Cour suprême du Canada, dans l’arrêt États-Unis d’Amérique c. Ferras rendu en 2006, a quelque peu remis les pendules à l’heure, en déclarant qu’« une audience d’extradition équitable conforme à la Charte exige que le juge d’extradition ait la possibilité de refuser d’ordonner l’incarcération si la preuve n’est pas disponible pour le procès ou si elle est manifestement peu digne de foi ».

Mais par la suite, d’autres causes en appel ont rétabli le très minimaliste régime de la preuve prima facie. En 2015, dans M.M. c. États‑Unis d’Amérique, la Cour suprême s’est trouvée divisée sur un autre dossier d’extradition : trois juges dissidents ont soutenu que, comme la défenderesse n’aurait pas accès aux moyens de défense prévus par la loi canadienne dans l’État requérant (l’État de Géorgie), dans son cas, l’extradition contreviendrait au principe voulant que nul ne puisse être extradé du Canada pour un crime qui n’en est pas un au regard de la loi canadienne.

« Au départ, a dit la majorité dans l’arrêt M.M., le juge d’extradition présume que la preuve certifiée de l’État requérant est digne de foi. »

« Dès que le dossier reçoit le sceau des autorités étrangères, il est presque impossible de le rejeter, déplore Gary Botting, spécialiste du droit de l’extradition exerçant en Colombie-Britannique. À moins d’obtenir qu’un témoin se rétracte, vous êtes piégé. »

Pas étonnant, alors, que l’extradition soit si souvent approuvée au Canada : d’après CBC News, 90 p. cent des accusés arrêtés pour un tel dossier, au cours des dix dernières années, se sont retrouvés devant un tribunal à l’étranger.

« Avant la Loi sur l’extradition (de 1999), la preuve par affidavit pouvait être contestée, raconte Bayne. Puis les États étrangers se sont plaints que le Canada rendait les choses trop difficiles, et Ottawa a cédé. »

« On parle ici de la liberté individuelle; il n’y a qu’une seule solution : se débarrasser de cette loi et repartir à zéro ».

Mais où commencer? Robert Currie, de la Schulich School of Law (Université Dalhousie), est l’un des plus féroces détracteurs de cette loi. Il organise des colloques réunissant praticiens et universitaires, afin de constituer une liste de réformes à présenter au Parlement.

« La première étape, dit-il, est d’obliger les pays requérants à améliorer leurs dossiers. Personne ne souhaite transformer les audiences sur l’extradition en procès sur le fond, mais là, c’est devenu une procédure sommaire, et il faut que ça change. »

« Les États qui le peuvent devraient présenter des témoignages sous serment aux audiences d’extradition. Il faut que le juge dispose d’une preuve suffisante pour faire une évaluation préliminaire du dossier avant d’approuver l’extradition. Les vidéoconférences et les autres moyens électroniques de traitement de la preuve pourraient s’avérer utiles. »

« Le ministère de la Justice doit par ailleurs résoudre un conflit inhérent à son processus d’extradition, poursuit M. Currie. Le Groupe d’entraide internationale porte ces dossiers au tribunal au nom des États requérants, puis fait des recommandations au ministre sur la suite des choses. En fait, il fait le travail d’un avocat représentant l’État requérant; il faut mieux cloisonner son rôle de conseiller du ministre. »

Récemment, le ministère de la Justice a confirmé qu’il n’envisageait aucune modification de la loi pour l’immédiat. Dans un récent interview d’ABC National, le ministre de la Justice, David Lametti, s’est borné à dire que notre régime d’extradition est « un système qui fonctionne bien et qui privilégie la primauté de droit ».

Plus encore : Murray Segal, ancien sous-procureur général de l’Ontario, s’est vu confier par Ottawa la tâche de revoir l’affaire Diab; or, son mandat ne s’étend pas à un examen de la loi comme telle. M. Currie et ses collègues formuleront leurs recommandations à cet égard.

« Le ministère nous a assurés qu’il se livrait à un examen sérieux des leçons retenues de l’affaire Diab, dit-il. Mais s’il opte pour le statu quo législatif, on ne verra rien de plus qu’une réforme superficielle. »

« Je ne crois pas que ce ministère soit animé d’une volonté de faire changer la loi. »