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Attiser l’indignation politique pour une décision juridique « irresponsable »

Alors que le débat sur la détermination de la peine et sur la politique de justice est sain dans une démocratie, des observateurs croient que le tollé récent sur une décision en lien avec une affaire de pornographie juvénile induit le public en erreur, en plus de fragiliser la magistrature et l’administration de la justice

Statue de la justice Thémis Fémida en arrière-plan de la cible
iStock/serggn

Des spécialistes du droit qualifient de réaction « irresponsable » et de tentative d’attiser l’indignation la position des politiciens sur une récente décision de la Cour suprême qui abolit les peines minimales obligatoires pour la pornographie juvénile.

La Cour a clairement indiqué qu’une peine d’emprisonnement est nécessaire pour la grande majorité des auteurs d’infractions de pornographie juvénile, qui devrait s’attendre à des sanctions sévères. Toutefois, comme elle l’a constaté, il existe des scénarios où la peine minimale obligatoire est complètement inappropriée. Un exemple? Une situation où un jeune de 18 ans reçoit une photo ou une vidéo explicite de la petite amie de 17 ans d’un ami, ce qui, selon la Cour « constitue une réalité fréquente » à l’ère numérique d’aujourd’hui.

S’exprimant au nom de la majorité, la juge Mary Moreau a déclaré qu’une affaire de cette nature se situe à l’extrémité inférieure de l’échelle de gravité parmi les crimes liés à la possession de pornographie juvénile. Compte tenu de cela, l’imposition à une personne âgée de 18 ans de la peine minimale obligatoire d’un an serait tout à fait disproportionnée.

Cette nuance, cependant, ne fait pas l’objet de mentions dans le tollé politique, qui laisse entendre que les juges seraient systématiquement plus indulgents à l’égard de tous contrevenants, sans exception.

Le premier ministre du Manitoba, Wab Kinew, a qualifié le jugement de « dégoûtant », affirmant que les contrevenants devraient être enterrés sous des prisons.

« Les images et les vidéos d’abus sexuels sur des enfants sont l’une des pires choses que quiconque puisse faire, a-t-il dit aux journalistes. Vous devriez non seulement aller en prison pendant longtemps, mais on devrait vous enterrer sous la prison. Aucune détention protégée ne devrait être accordée dans ces cas. Vous devriez vous trouver avec l’ensemble des détenus, si vous voyez ce que je veux dire. »

L’importance de faire preuve de modération

Dans un communiqué, la présidente de l’ABC, Bianca Kratt, reconnaît que les décisions judiciaires qui retiennent l’attention du public peuvent susciter de vives émotions, mais souligne que c’est dans ces moments-là justement qu’il est essentiel que les leaders politiques fassent preuve de modération dans leurs discours.

« Dans une démocratie, il est tout à fait légitime d’être en désaccord avec une décision judiciaire, mais les leaders politiques ont la responsabilité d’exprimer leur désaccord de manière à préserver la confiance du public dans nos institutions juridiques. »

Bien que la discussion sur les peines et la politique judiciaire soit saine, elle croit qu’elle ne doit jamais déboucher sur des demandes de sanctions allant au-delà de ce qui est prévu par la loi.

« Les appels à des sanctions extérieures au système judiciaire sapent la primauté du droit, qui nous protège tous. »

M. Kinew, qui a dit aux journalistes qu’il ne pensait pas que la décision ait du sens pour la personne moyenne, n’était pas le seul critique.

Le premier ministre de l’Ontario, Doug Ford, a demandé au gouvernement fédéral d’invoquer la disposition dérogatoire pour annuler cette décision.

« Ces gens sont des prédateurs. Les ordures dégoûtantes qui s’attaquent aux enfants devraient passer le reste de leur misérable vie derrière les barreaux », a-t-il déclaré sur les réseaux sociaux.

Qualifiant la décision majoritaire de « scandaleuse », la première ministre de l’Alberta, Danielle Smith, a soutenu l’appel à invoquer l’article 33 de la Charte des droits et libertés.

« La possession de pornographie juvénile est un crime odieux, et même une peine minimale d’un an est beaucoup trop clémente », a-t-elle écrit sur les réseaux sociaux.

Le chef du Parti conservateur fédéral, Pierre Poilievre, a également évoqué l’ultime recours immédiatement, insistant sur le fait que, s’il était élu au gouvernement, il utiliserait la disposition dérogatoire pour infirmer la décision, une mesure que le ministre de la Justice, Sean Fraser, a rejetée.

« Nous n’avons pas l’intention de passer outre la Constitution pour résoudre le problème, a dit le ministre aux journalistes. D’autres solutions s’offrent à nous et nous faisons l’exercice politique de trouver la bonne voie à suivre dès maintenant pour protéger nos enfants. »

Politique laide et porteuse de division

Lorsqu’on lui a demandé s’il pensait que l’un ou l’autre des leaders avait lu la décision avant de la critiquer publiquement, Emmett Macfarlane, professeur de sciences politiques et expert constitutionnel à l’Université de Waterloo, a déclaré : « J’en doute fortement. »

« Certainement, d’après leurs commentaires, rien ne porte à croire qu’ils se sont donné la peine de lire la décision, parce que s’ils l’avaient fait et qu’ils ne cherchaient pas simplement à attiser l’indignation, ils verraient que cela ne contraint pas vraiment le Parlement à adopter des peines plus lourdes pour les gens qui accèdent à de la pornographie juvénile ou qui en possède. »

M. Macfarlane affirme que la décision est assez limitée en ce qui concerne les peines minimales obligatoires existantes qui s’appliquent, et le fait qu’elles sont trop larges, car elles pourraient être appliquées dans des situations où elles seraient fondamentalement injustes.

Il fait remarquer que, même dans le désaccord, rien ne laisse entendre que la majorité fait preuve d’indulgence à l’égard de la pornographie juvénile.

Boris Bytensky, associé chez Bytensky Prutchi Shikhman et président de la Criminal Lawyers’ Association, est d’avis que quiconque prend le temps de lire la décision pourrait être stupéfait d’apprendre qu’il y a en fait très peu de choses d’incompatibles avec les points de vue exprimés par les politiciens.

« Cependant, plutôt que de se concentrer sur ce que la Cour suprême du Canada a réellement dit, le public semble avoir droit à des commentaires sur ce que la Cour n’a pas dit, avance Me Bytensky. Il est vraiment décevant de constater que les gens sont induits en erreur. »

M. Macfarlane croit que cela crée une « politique laide et porteuse de division ».

« Si nous commençons à déformer ce que les tribunaux décident réellement, et que nous transformons les tribunaux en objet de contestation idéologique ou partisane, nous minons vraiment la légitimité des tribunaux aux yeux du public. »

Voilà la vraie préoccupation dans le cas présent.

L’ancienne juge de la Cour d’appel de l’Alberta, Marina Paperny. c.r., dit que la critique des jugements fondée sur le raisonnement ou l’analyse, et parfois même sur les résultats, est légitime et constitue un élément important d’une saine démocratie.

Lorsque des politiciens partagent leurs points de vue, leur objectif est généralement de tirer profit d’une opinion politique ou d’un point de l’ordre du jour qui a été contrecarré par l’ingérence judiciaire.

« Je crois que l’intention n’est jamais de remettre en question le pouvoir judiciaire, ou, du moins, que c’est rarement le cas, dit-elle. Toutefois, cela est inapproprié lorsque ces attaques deviennent personnelles ou qu’elles ne sont pas éclairées, car elles minent la confiance des gens dans la magistrature et dans l’administration de la justice. »

Elle se dit encouragée de voir des gens se dénoncer ce qui se déroule parce que personne occupant un poste à la magistrature ne peut le faire.

« La magistrature n’a pas de voix dans ce domaine. »

Bianca Kratt souligne que la démocratie canadienne repose sur une distinction claire entre les questions politiques, résolues par des processus démocratiques, et les questions judiciaires, résolues par des tribunaux indépendants.

« Lorsque cette frontière s’estompe, l’histoire montre que les sociétés deviennent moins équitables, moins stables et moins sûres, dit-elle. Le respect des tribunaux n’est pas facultatif dans une démocratie; c’est ce qui permet à la justice de perdurer. »

Un signal d’alarme flagrant

Selon Me Bytensky, ce genre de tempête politique est devenu trop fréquent et il doute que cela cesse bientôt.

« Il semble y avoir une perception que les gains politiques associés aux déclarations scandaleuses l’emportent sur tout préjudice causé. »

Au sud de la frontière, le système de justice a souffert de polarisation et de contestation partisane. En même temps, M. Macfarlane affirme que le système politique est devenu une forme horrible de populisme de droite et même d’autoritarisme. Soumis à tant de polarisation pendant si longtemps, les tribunaux sont affaiblis dans leur capacité à défendre la démocratie libérale.

« Ce serait désastreux de voir cela s’installer au Canada, ajoute-t-il. Selon moi, la réaction à ce cas particulier envoie un signal d’alarme flagrant : certains de nos politiciens ne se soucient vraiment pas du débat de principe ou du respect de certaines convenances par rapport aux rôles valides de différentes institutions, en particulier de tribunaux. »

En Saskatchewan, le premier ministre Scott Moe s’est également tourné vers les médias sociaux pour réagir à cette décision.

« Si jamais vous vous demandez pourquoi je suis si catégorique quand je déclare que des législateurs élus, et non des juges non élus, devraient promulguer des lois, lisez cette histoire », a-t-il avancé, en insérant un lien vers un article de presse.

Bien que Me Bytensky convienne que le Parlement devrait être le premier responsable de l’élaboration des lois, et non les tribunaux, il croit que les législateurs ont tendance à oublier que ce sont des législateurs qui ont adopté la Charte des droits et libertés, et non des juges non élus. C’était le souhait d’un Parlement antérieur, dûment élu, qui a décidé que les tribunaux devraient avoir des pouvoirs de surveillance pour s’assurer que les futurs législateurs ne puissent adopter que des lois qui sont conformes aux principes constitutionnels du Canada.

« Je ne sais pas pourquoi cela est souvent omis dans la discussion. Le Parlement a donné ce rôle de supervision aux tribunaux; ce ne sont pas les tribunaux qui se le sont donné eux-mêmes. »