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Déjudiciariser à l’insu des policiers

Bien que la simple possession de drogue soit détournée des tribunaux québécois depuis plus d'un an, la mesure n'a été révélée que cet été lorsque les médias l'ont remarquée dans la Gazette officielle du Québec.

Small bag of methamphetamines
iStock/keira01

Depuis le 24 avril 2023, la possession simple de drogue est déjudiciarisée au Québec, à certaines conditions. Une mesure qui était depuis longtemps réclamée par des groupes sociaux, la Santé publique de Montréal de même que le Service de police de la Ville de Montréal. Pourtant, c’est le journal Le Devoir qui a en premier déniché la mesure dans la Gazette officielle du Québec le mois dernier, plus d’un an après, sans que les principaux intéressés, pas même les corps policiers, n’en aient été mis au courant.

La criminalisation de la possession simple a fait couler beaucoup d’encre dans la dernière année, et a agité beaucoup de cabinets politiques. En Colombie-Britannique, où un projet pilote de décriminalisation était en cours depuis plusieurs années, le gouvernement a fait marche arrière. Plus récemment, le chef conservateur Pierre Poilievre s’est emparé de la controverse créée par l’installation d’un centre d’injection supervisée près d’une école à Montréal. Ajoutez à cela la crise des opioïdes, la crise du logement et son corollaire, la hausse de l’itinérance, ce qui tourne autour de la consommation drogue devient brûlant politiquement un peu partout au pays.

Au Québec, le Directeur des poursuites criminelles et pénales recommande maintenant que la possession simple de drogue ne fasse l’objet d’accusations criminelles que lorsque celle-ci est accompagnée d’une autre infraction, entre autres conditions. «C'est sûr que c'est marquant», indique Me Walid Hijazi, avocat criminaliste.

«On en a vu beaucoup des possessions simples de de cannabis ou de de cocaïne, ou de quelques comprimés de méthamphétamine. Maintenant, on ne devrait plus voir ces dossiers-là en Cour criminelle, à moins que le contexte en était un où le public est en danger.»

En soi, la mesure est bonne, juge pour sa part Emmanuelle Bernheim, professeure à la faculté de droit de l’Université d’Ottawa. «Il y a quand même un consensus assez fort autour du fait que c'est une mesure qui est, qui est utile, qui est pertinente. (…) Sur le plan à la fois de la lutte à l'itinérance, la lutte à la toxicomanie, sur la santé mentale :il n’y a pas un endroit où on voit des résultats positifs à la criminalisation», avance la juriste, qui s’interroge cependant sur la façon de faire du gouvernement québécois.

«Le Service de police de la Ville de Montréal était demandeur d'une mesure de cette nature-là. Donc c'est très bizarre de mettre ça en place et de ne même pas aviser les corps de police qui demandaient déjà que ça soit fait», poursuit-elle. « La directive mentionnée ne vient pas changer le travail policier», a répondu pour sa part Mélanie Bergeron, chargée de communications pour le Service de police de la Ville de Montréal, à ABC National.

Ce genre de criminalisation s’avère nuisible au parcours de rétablissement de beaucoup de gens vulnérables à travers le pays, note Mme Bernheim. «Le fait de criminaliser les gens ne va pas les amener à cesser de consommer. En fait, c'est l'inverse, puisque les gens, sachant qu’ils risquent d'être criminalisés, sont réticents à aller chercher des services, à dévoiler leur situation. Tout cela a un impact négatif sur la capacité des personnes à se sortir de leur situation », explique la professeure Bernheim.

Si la décriminalisation ou la déjudiciarisation sont des concepts qui font généralement consensus chez les experts en termes de santé publique, elles ne constituent cependant pas une panacée. Elles doivent être accompagnées de services publics conséquents. En Colombie-Britannique, la cheffe adjointe de la police de Vancouver notait en avril dernier devant le Comité permanent de la santé de la Chambre des communes que le projet-pilote de trois ans de décriminalisation de la possession simple entraînait son lot de problèmes accessoires. La police ne pouvant plus intervenir pour la consommation en public lorsqu’il s’agit de possession simple, des frictions peuvent survenir avec le reste du public.

«On se rend compte que ce qu'ils ont fait, c'est de mettre en place [cette mesure] sans aucun soutien pour les personnes concernées, sans aucun soutien non plus pour les services de police. Ce qu'on a observé en Colombie-Britannique, c'était de la de la consommation dans plein d'espaces publics», explique Emmanuelle Bernheim.

Il est donc à comprendre que la mesure puisse susciter de la méfiance dans la population, ajoute-t-elle. «Il n’y a pas de lieu désigné, pas d'organisation. Il n’y a pas non plus de personnes pour soutenir les personnes consommatrices, donc ça crée quand même tout un contexte qui pose problème pour le public à certains égards [et] on peut comprendre pourquoi.»

Me Walid Hijazi souligne tout de même que la mesure a le potentiel de contribuer au désengorgement des tribunaux, ce qui, à l’ère Jordan, n’est pas à négliger. « Il y a une surpopulation en milieu carcéral de certaines communautés, des minorités visibles et des Autochtones. […] On essaie de trouver des alternatives à la judiciarisation pour des comportements essentiellement non-violents», conclut l’avocat.