Examens de fusions : L’abandon de l’École de Chicago
Les autorités de la concurrence en Europe, aux États-Unis et au Canada font face à une pression renouvelée pour intervenir et appliquer les lois antitrust de manière plus agressive.
À proprement parler, les lois antitrust visent à protéger le bien-être des consommateurs afin qu'ils puissent avoir accès à des marchés concurrentiels. Il n’y a pas si longtemps, l’opinion qui prévalait était que les gouvernements devaient s’écarter autant que possible pour éviter de faire plus de mal que de bien. Mieux vaut s'appuyer sur des marchés libres que sur un cadre réglementaire pour limiter la domination potentiellement abusive de certaines entreprises. Du moins, c’était l’approche préconisée par des tenants de l’École de Chicago, popularisée par les professeurs de droit Robert Bork et Richard Posner, qui ont ensuite façonné la jurisprudence américaine dans le domaine après leur nomination à la magistrature.
Mais c'est une position qui a perdu de son lustre récemment, alors que la méfiance traditionnelle à l’égard des plus grandes entreprises se fait ressentir à nouveau.
« Selon certains, cette attitude désinvolte a permis aux grandes entreprises et à la consolidation de se développer », souligne Elizabeth Bailey, économiste chez NERA Economic Consulting, basée à Berkeley, en Californie. Lors de la conférence de l'ABC sur le droit de la concurrence tenue le mois dernier à Ottawa, Mme Bailey a expliqué qu’on s'inquiète de plus en plus que les organismes de réglementation antitrust ont approuvé trop de fusions et ignoré de nouvelles formes préjudiciables de concurrence. Cette approche a mené à des prix plus élevés et à de moins bons résultats pour les consommateurs, car les marchés ne s’autocorrigent pas tout à fait, comme le suggèrent les défenseurs de l’École de Chicago.
Un mélange de populisme et d'un mouvement dit techlash de résistance aux grandes entreprises de technologie incite également les décideurs du monde entier à repenser l'application des lois antitrust et à mettre davantage l'accent sur les questions d'intérêt public, telles que la protection de la vie privée, la protection de l'emploi et la promotion des entreprises locales. De toute évidence, le sentiment autour des mégaplateformes s'est détérioré, en particulier à la suite du scandale sur la protection des données impliquant Facebook et Cambridge Analytica.
Les autorités se demandent maintenant comment contrôler Google, Amazon et Facebook. L'Allemagne mettra en œuvre une nouvelle loi antitrust ambitieuse pour réglementer efficacement les marchés en ligne. La commissaire européenne responsable de la concurrence, Margrethe Vestager, étudie une proposition qui obligerait les plateformes numériques soupçonnées de comportement anticoncurrentiel de démontrer qu'elles utilisent les données personnelles pour le bien public, plutôt que de demander à la Commission d’en démontrer les effets dommageables sur les consommateurs. Aux États-Unis, les candidats démocrates à la présidentielle Elizabeth Warren et Bernie Sanders appellent également à une action plus énergique pour limiter le pouvoir des géants de la technologie.
En septembre, le Bureau de la concurrence du Canada a publié un appel aux renseignements sur tout comportement susceptible de nuire à la concurrence dans l'économie numérique. Plus tôt cet été, le Bureau a nommé George McDonald comme premier responsable de l'application numérique de la loi. Son travail consiste à protéger les Canadiens contre le marketing trompeur et la fraude en ligne.
L’opposition aux géants des technologies a peut-être redonné un certain élan au droit de la concurrence. Mais en réalité, les autorités antitrust durcissent le ton depuis un certain temps. En 2016, AT&T a obtenu l’approbation pour sa fusion avec Time Warner, même si le gouvernement américain tentait de s’opposer à l’accord de 85,4 milliards de dollars US. L'année dernière, Qualcomm Technologies a dû renoncer à une offre de 44 milliards de dollars US pour acheter son concurrent, NXP Semiconductors, après avoir échoué à obtenir l'autorisation de l'Administration d'État chinoise pour la réglementation des marchés.
Les autorités européennes ont été particulièrement agressives, invoquant de nouvelles théories du préjudice dans leurs examens des fusions et d'autres enquêtes antitrust.
Dans le passé, par exemple, la mise en œuvre des règles anticoncurrentielles était axée sur les fusions horizontales, qui engendrent une consolidation dans un même secteur. La Commission européenne a récemment fait preuve de plus de détermination en contestant les fusions verticales, impliquant des entreprises à différents stades de la chaîne d'approvisionnement. En 2016, elle a approuvé la fusion entre Microsoft et LinkedIn, mais seulement après que Microsoft ait pris plusieurs engagements afin de ne pas exclure les concurrents de LinkedIn.
La Commission s'est également penchée sur d'autres effets négatifs sur le plan de l'innovation. Lors de l'évaluation du rapprochement entre Dow et DuPont en 2017, elle s'est demandé s’il aurait pour effet de réduire l'innovation de manière plus générale. Selon Frank Montag, de Freshfields Bruckhaus Deringer à Bruxelles, l'inquiétude était que « dans un secteur concentré avec un degré élevé d'activités de R & D et de fortes barrières à l'entrée, une fusion entre deux des cinq principaux acteurs pourrait entraîner une réduction globale concurrence ». La Commission a autorisé l’entente, mais a contraint DuPont à vendre une partie importante de ses installations de recherche et développement.
Dans ce contexte, le Bureau de la concurrence du Canada doit se demander comment il devrait s’engager dans le mouvement mondial en intensifiant ses activités de contrôle des mégaplateformes, en particulier compte tenu de ses ressources limitées.
« Le Bureau manque de moyens et de ressources en matière d'expertise sur les marchés numériques », a déclaré John Pecman lors d'une table ronde. Selon l'ex-commissaire de la concurrence, désormais conseiller principal chez Fasken, les budgets du Bureau « s'érodent continuellement ».
« [Devrions-nous] viser les mêmes plateformes et les mêmes comportements auxquels s’intéressent les autorités de contrôle américaines et européennes? » a demandé Michelle Lally, associée chez Osler, lors d'une autre séance. « Je ne le pense pas, car s'il existe une solution [européenne ou américaine], elle peut en soi être mise en œuvre par la plateforme dans l'intérêt des Canadiens ».
C'est un point de vue partagé par Chris Cook, de Cleary Gottlieb Steen & Hamilton LLP à Bruxelles. Me Cook rejette l'idée selon laquelle un bureau qui s’appuie sur le travail d'agences étrangères mieux financées aurait quelque chose à se reprocher. « C’est simplement un meilleur investissement de s’impliquer dans des affaires qui, autrement, tomberaient dans l’oubli », dit-il.
Alors que le pendule s'éloigne de l'École de Chicago, il faut également considérer notre capacité à identifier des transactions susceptibles d’être préjudiciables. Les économistes sont guidés par l'inférence et les données, note Elizabeth Bailey, une approche qui peut engendrer des erreurs, en particulier dans des environnements économiques plus novateurs et perturbateurs.
« Avec quel niveau d’erreurs sommes-nous confortables? » demande-t-elle. « Sommes-nous plus à l’aise de laisser des ententes se conclure parce que ce serait plus coûteux de bloquer des ententes potentiellement pros-concurrence? Ou devrions-nous au contraire être plus sévères? C'est l’équilibre que l’on doit chercher à atteindre. »