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Secouer l'Académie

Il est temps que la formation juridique s’adapte au marché et aux réalités technologiques d’aujourd’hui.

Professor Annie Rochette, President of the Canadian Association of Law Teachers
Professor Annie Rochette, President of the Canadian Association of Law Teachers Photographie : Martin Tremblay

Les facultés de droit canadiennes traversent une crise existentielle.

Les étudiants qui sortent de leurs vénérables murs sont mal préparés pour une profession en pleine mutation, jugent des critiques. Les heures facturables et les firmes traditionnelles cèdent le pas à de nouveaux modèles d’affaires, le droit est de plus en plus mondialisé et des entrepreneurs créent de nouvelles manières de fournir des services juridiques flexibles et à des coûts plus concurrentiels. Pendant ce temps, les facultés peinent à concilier les contradictions et les tensions qui émergent de leur mandat d’enseignement.

Elles trouvent de plus en plus difficile de justifier des frais de scolarité élevés et des attentes qui augmentent. Et elles demeurent enlisées dans un débat sur la vraie mission de l’éducation juridique, et son rôle dans la société.

Le débat n’est pas nouveau. En 1949, le doyen Cecil Wright a quitté Osgoode Hall après des pressions du Barreau du Haut-Canada pour qu’un cours sur la pratique du droit soit incorporé au curriculum. (Le doyen, qui croyait qu’une éducation juridique devait être rigoureuse intellectuellement et basée sur les principes du droit, est parti fonder la faculté de droit de l’Université de Toronto avec trois collègues.) Mais le besoin de réévaluer l’enseignement du droit est devenu plus pressant avec le marché juridique d’aujourd’hui.

En fait, 66 ans plus tard, le manque de préparation vocationnelle est l’une des critiques les plus souvent formulées. « Il est presque gênant de voir le nombre de diplômés des facultés de droit qui ont peur de Microsoft Excel », lance Douglas Judson, un récent diplômé de Osgoode Hall.

La technologie qui infiltre jusqu’aux bureaux les plus réfractaires aux changements est l’une des plus grandes marques d’évolution qui affectent la pratique du droit. Les clients veulent que les services juridiques soient plus abordables et faciles d’accès et maintenant, le travail de routine peut être sous-traité ou automatisé. Plutôt que d’embaucher un avocat pour faire le travail juridique le plus simple ou rédiger un contrat de base, les clients peuvent trouver sur internet des librairies juridiques, des services en ligne et des applications pour faire le travail gratuitement – ou à rabais.

Est-ce que les facultés de droit s’adaptent à ces changements?

Jordan Furlong, un avocat, analyste et consultant basé à Ottawa, croit que non. Les étudiants « veulent développer un ensemble de compétences, de connaissances et des expériences pour être compétitifs » sur le marché du travail, dit-il. « Je crois que c’est la vocation des facultés de droit. Je crois que peu de facultés de droit et très peu de professeurs le réalisent, ou le reconnaîtraient. »

Les étudiants sont les clients, souligne Me Furlong, et l’enseignement devrait donc être centré sur leurs besoins. « Qu’est-ce qui servira le mieux leurs intérêts, compte tenu de leurs objectifs? » demande-t-il. Selon lui, une approche plus efficace serait d’emmener les facultés à « travailler à rebours, en partant des objectifs post-graduation de leurs étudiants, et utilisant ces objectifs pour repenser leur offre et leur propre manière de fonctionner. »

Le Projet de l’ABC Avenirs en droit a aussi conclu que l’enseignement du droit doit être repensé. Le rapport recommande une approche pratique qui incorpore des compétences multidisciplinaires dans la formation, afin que les étudiants aient la capacité d’utiliser leur sens critique à l’égard de concepts juridiques, de processus réglementaires et de laculture juridique pour résoudre des problèmes réels.

Des représentants de divers secteurs de la profession ont confié aux recherchistes que les diplômés ont besoin de plus que des connaissances solides en théorie juridique et en droit substantif pour avoir du succès. Leurs futurs collègues ont besoin de connaissances techniques et financières,
d’aptitudes en communications et développement de clientèle, d’intelligence émotionnelle et de compétences culturelles, entre autres choses. Des opportunités d’apprentissage pratique comme des cliniques pourraient les aider à être mieux préparés, ajoute le rapport.

Pour l’instant, la plupart des étudiants obtiennent leur diplôme avec peu de connaissances du marché juridique – et cela aura des impacts dans l’avenir. « Vous avez beaucoup plus de responsabilités pour votre propre succès financier, votre propre profitabilité, votre propre productivité », indique Me Furlong, qui a préparé un guide pratique sur les connaissances utiles pour les étudiants et les jeunes avocats.

« Ces connaissances sont absolument nécessaires maintenant, alors qu’elles ne l’étaient pas dans le passé. Vous pouviez gérer votre pratique avec seulement des dossiers en papier, des filières de métal, etc. Mais cette période est révolue. C’est plus complexe, plus compétitif et beaucoup plus stimulant. »

 

Compétences de base

Depuis 2015, les diplômés des facultés de common law du Canada doivent posséder certaines compétences afin d’être admis dans les programmes des barreaux provinciaux. Les normes d’admission nationales, telles qu’établies par la Fédération des ordres professionnels de juristes du Canada, identifient aussi des critères pour évaluer si le diplôme d’une faculté de droit respecte ces exigences.

Le document de quatre pages pourrait avoir été écrit dans les années 1950 : les compétences requises incluent la résolution de problèmes, les aptitudes de recherche, les habiletés de communication orale et écrite et la compréhension de principes d’éthique de professionnalisme juridiques.

Ce qui soulève la question : est-ce la preuve du succès continu de l’enseignement classique du droit, ou une vision provenant d’une époque passée où tout était plus simple?

La professeure Annie Rochette, présidente de l’Association canadienne des professeurs de droit, opterait plutôt pour la deuxième réponse. Selon la professeure à l’Université du Québec à Montréal, la Fédération devrait exiger de réelles compétences : « pas uniquement des connaissances, mais ce que nous faisons avec ces connaissances », dit-elle. Elle croit que les étudiants devraient avoir à développer des aptitudes interpersonnelles, une capacité à négocier et à gérer, et de manière plus générale un niveau élevé de pensée critique.

« Si on retourne le problème pour examiner l’apprentissage, et non pas seulement l’enseignement, alors les choses prennent un air différent », note-t-elle. « Alors nous pourrions être en mesure d’évaluer si des étudiants ont appris telle ou telle compétence. Il n’y a pas beaucoup d’évaluation d’un point de vue systémique à l’heure actuelle. »

La Fédération répond à la nouvelle réalité en examinant à nouveau les compétences pour déterminer si elles devraient être étendues. Un comité sera mandaté « d’examiner le type de connaissances dont les étudiants ont besoin en sortant d’un programme de Common Law », précise le président sortant Tom Conway.

Annie Rochette aimerait voir la Fédération identifier les réels besoins de la profession et définir de manière empirique les compétences qui sont requises. Cela devrait être suivi, dit-elle, par une vaste consultation avec la profession.

D’autres observateurs, incluant Lorne Sossin, sont préoccupés par les difficultés que semble éprouver la Fédération dans ce dossier. « Ils examinent le problème d’une manière statique », dit-il. « Ils sont très concentrés sur l’endroit où se trouve la rondelle, et sur la construction d’une patinoire autour, plutôt que de penser à l’endroit où elle se dirige, et à la manière de nous adapter. »

 

Un laboratoire de justice

Les facultés de droit n’offrent pas seulement de l’enseignement : on s’attend à ce que les professeurs passent autant de temps à pousser leurs recherches académiques. C’est un système qui crée du stress pour les professeurs et un ressentiment potentiel pour les étudiants, qui peuvent se demander si leurs frais de scolarité servent à financer la recherche sur d’obscurs sujets peu ancrés dans la réalité juridique, sociale ou politique.

« L’enseignement est une considération secondaire [pour obtenir une promotion] », explique Forcese. « En gros, la seule préoccupation est de ne pas se mettre totalement les pieds dans les plats. Si vous êtes incroyablement bon pour enseigner, mais que vous êtes un chercheur improductif, vos chances d’obtenir un poste de titulaire sont éloignées. »

Il décrit ses collègues comme des « enseignants passionnés », mais l’accent qui est mis sur la recherche signifie que « vous vous retrouvez avec un grand nombre de personnes qui sont très anxieuses par rapport au fait qu’ils se concentrent sur leur enseignement, et non pas à produire des articles ».

Le doyen Sossin accepte l’idée que le monde universitaire doive justifier son existence, mais il apporte un bémol. « Les gens sont prêts à accepter cette pertinence et cette réactivité des facultés de droit, dit-il, mais pas au détriment de leur capacité à être un laboratoire pour le système de justice, où de nouvelles idées sont considérées et disséminées. »

Le système universitaire canadien protège cet éthos de service public et sa philosophie plus large d’enseignement, contrairement à certaines facultés de droit privées des États-Unis, qui peuvent allègrement se concentrer sur leur vocation d’enseignement, tout en dégageant d’alléchantes marges de profit.

Le récent diplômé Douglas Judson décrit ce qu’il a perçu comme un fort tissu de justice sociale à Osgoode Hall : « Je crois que les gens sont très à l’écoute de ces questions dans des facultés de droit, peut-être plus que dans plusieurs autres endroits », dit le diplômé. La faculté est la première à avoir une exigence obligatoire d’intérêt public, rapprochant le droit communautaire plus près du cœur de leur curriculum.

Et les « innovations » de l’enseignement sont un autre moyen d’éveiller les étudiants aux enjeux pressants de l’accès à la justice, et d’appuyer les efforts vers des services juridiques plus accessibles et abordables. Pour Jordan Furlong, que les étudiants soient intéressés ou non à travailler dans des communautés qui manquent de services, ou dans des cliniques pro bono, « tout le monde souhaite gérer une entreprise aussi efficacement que possible – parce que d’autres vont le faire, et seront capables de charger moins cher que vous pour le même travail ».

Mais les frais de scolarité élevés peuvent faire échec à ces ambitions de service public et à l’effort pour offrir des services juridiques plus abordables. Sarah Butler, professeure agrégée à la faculté de droit de l’Université de Saskatchewan, croit que la hausse des frais de scolarité a eu un impact direct sur l’accès à la justice.

« Les étudiants terminent leurs études avec des dettes immenses, dit-elle, et auront de la difficulté à mener des carrières d’intérêt public. Ils ont de la pression pour trouver des emplois qui leur permettront de rembourser ces dettes… Cela signifie aussi que les étudiants qui viennent de milieux moins privilégiés peuvent même être découragés d’obtenir une éducation juridique. »

Tandis que les frais de certaines facultés ont atteint des plafonds inégalés (l’Université de Toronto demande maintenant plus de 33 000 $ par année), il y a certaines tentatives pour régler le problème. Au Manitoba, les diplômés peuvent voir 20 % de leur dette annulée pour chaque année travaillée dans certaines communautés où les services manquent. Osgoode Hall permet à certains diplômés de reporter le remboursement de leur dette s’ils gagnent un salaire peu élevé. Mais la question des frais de scolarité élevés demeure – et il n’y a pas de réponse en vue.

 

Vers un compromis

Une autre question demeure entière : qui les facultés de droit sont-elles sensées servir?

Les étudiants s’attendent à ce que leur programme et leur diplôme leur donnent la meilleure chance possible de gravir les échelons dans leur future carrière. La profession a ses propres idées quant à ses besoins et ce à quoi elle s’attend des nouveaux diplômés. Il n’y a peu de consensus ni de vision cohérente, par contre, au sujet de l’avenir de l’éducation juridique.

Pendant ce temps, les facultés ont un œil sur l’intérêt public et les besoins du système judiciaire plus large. Plusieurs universitaires, qui chérissent le fait d’être partie prenante d’une tradition de rigueur intellectuelle, aiment prioriser l’intérêt public et penser au-delà de la formation pratique ou vocationnelle.

Dans les faits, les facultés de droit doivent servir chacun de ces trois maîtres: les étudiants, la profession et l’intérêt public.

Déjà, une nouvelle cuvée de professeurs de droit axés sur un enseignement plus pratique reconnaît le besoin d’un curriculum plus équilibré. Katie Sykes est préoccupée du fait qu’après trois ans d’éducation intensive, les diplômés ne sont pas prêts à pratiquer le droit: « Je crois que c’est un réel problème et je crois que c’est injuste », dit-elle.

Il est compréhensible que les écoles protègent leurs traditions et libertés de l’enseignement, et craignent que les diplômes de droit se transforment en formations techniques hors de prix.

Mais il y a une autre solution. Tom Conway voit un « changement des mentalités » et est optimiste de voir la profession et les facultés de droit travailler ensemble. Il estime que la nouvelle génération d’universitaires est plus disposée à coopérer avec des ordres professionnels de juristes dans leurs fonctions réglementaires, et ont moins peut de perdre leur autonomie.

« De plus en plus, dit-il, les régulateurs et les universitaires ont un meilleur dialogue à propos de ce qui est, après tout, à notre avantage – bien éduquer et former nos avocats. »

 

Sur le plan pratique

Le projet de l’ABC Avenirs en droit est à l’écoute des plaintes des juristes, jeunes et moins jeunes, concernant le manque de formation pratique à la faculté.

Les diplômés en droit ne savent pas gérer un cabinet et ne connaissent pas leurs options de carrière si la pratique du droit leur déplaît. Les juristes plus chevronnés déplorent le temps que ce rude apprentissage leur a pris.

Ainsi, Avenirs en droit et le consultant Jordan Furlong ont élaboré un guide pratique pour les étudiants et nouveaux juristes. Pratiquer le droit autrement : l’avenir des jeunes juristes présente des renseignements sur les défis propres à la profession, les aptitudes clés pour les futurs juristes, des entretiens avec des juristes ayant adopté une approche entrepreneuriale et d’autres ressources. Seuls les membres peuvent accéder au guide en ligne.

Les jeunes juristes sont invités à visiter la page Facebook Pratiquer le droit autrement pour y trouver des vidéos, balados et articles connexes et participer au dialogue sur les besoins changeants de la profession. En principe, les idées qui y sont formulées serviront de fondement d’une deuxième édition du guide, qui évoluera au même rythme que celles-ci.–ABC National

 

Formation juridique : un succès à tous les niveaux

Le Projet Avenirs en droit de l’ABC et La Revue du Barreau canadien ont organisé un colloque qui s’inscrivait dans la suite des discussions portant sur l’état de la formation et de l’apprentissage juridique au Canada. Les auteurs y ayant participé ont été invités à soumettre leurs articles qui paraîtront dans une édition spéciale de La Revue du Barreau canadien au printemps de 2017.