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La qualité pour agir dans l’intérêt public

Elle favorise l’accès à la justice aux membres de groupes désavantagés, mais se la faire reconnaitre pour un organisme représentera toujours un défi.

Homme desepéré dans un tunnel

La décision est passée largement inaperçue, mais révèle les obstacles souvent rencontrés par des organismes qui défendent les intérêts de certaines populations marginalisées. En juin 2022, le Conseil des Canadiens avec déficiences (CCD) remportait une victoire devant la Cour suprême du Canada afin que l’organisme soit reconnu comme partie dans la contestation d’une loi sur la santé mentale de la Colombie-Britannique et d’autres dispositions corrélatives. Non seulement l’organisation s’est-elle vue reconnaître ce statut par le plus haut tribunal du pays, mais a aussi obtenu des dépens spéciaux à l’encontre du Procureur général de Colombie-Britannique, chose rarissime pour la Cour suprême.

Les dispositions attaquées concernent les personnes atteintes de troubles de santé mentale, qui se voient placées en institution psychiatrique sans leur consentement. À l’origine, deux personnes qui alléguaient le caractère attentatoire de la législation quant à leurs droits fondamentaux avaient déposé un avis de poursuite civile en 2016, de concert avec le CCD. Pour des raisons qui ne figurent pas dans le résumé des faits de la Cour suprême, ces deux personnes se sont désistées du recours quelques mois plus tard.

Le CCD devait ainsi dorénavant porter la cause seul, ce qui constituera l’essentiel du débat l’ayant mené à la Cour suprême. En l’absence de demandeurs directement concernés par une disposition législative, un organisme qui défend les intérêts des personnes qui en sont touchées peut-il ester en justice en leur nom ? L’affaire prend par la suite une dimension nationale : plus de 20 intervenants seront ultimement reconnus par la Cour suprême pour débattre des points de droit en cause.

Les lois en cause sont qualifiées d’archaïques par le CCD. Comme l’explique la Cour suprême, les dispositions attaquées « permettent aux médecins d’administrer un traitement psychiatrique à des patients en placement non volontaire ayant une déficience mentale sans leur consentement ou celui d’un mandataire ou d’une personne qui les soutient dans la prise de décision dans certaines circonstances. »

Au coeur du litige, donc : le consentement aux soins des patients en placement non volontaire.

Selon l’organisme et les deux demandeurs, les trois lois ainsi attaquées violent les articles 7 et 15(1) de la Charte canadienne des droits et libertés, qui consacrent respectivement le droit à la vie et à la sécurité de la personne, de même que le droit à l’égalité.

Il faudra cependant cinq ans de débat judiciaire pour en arriver à un débat au fond dans cette affaire.

Downtown Eastside, bis.

La « qualité pour agir », notion essentielle au droit d’une personne morale ou physique d’ester devant les tribunaux, a fait l’objet de nombreuses décisions au fil des ans, et constitue toujours un défi pour les organisations qui défendent les intérêts de certaines catégories de la population.

C’est l’arrêt Canada (Procureur général) c. Downtown Eastside Sex Workers United Against Violence Society, prononcé en 2012, qui fait maintenant autorité. En plus, celui-ci constitue un jalon d’une cause phare de l’histoire judiciaire canadienne, celle qui invalide la criminalisation de la prostitution.

Les principes édictés dans cet arrêt donnent une latitude certaine aux tribunaux pour reconnaître aux groupes d’intérêt public la qualité pour agir dans des causes qui concernent des groupes marginalisés. Même si le juge dispose d’une discrétion dans sa réflexion, il est tenu de soupeser trois facteurs interreliés pour permettre à un groupe d’intervenir de cette façon dans un débat judiciaire. Une approche « souple et téléologique » est de mise dans l’analyse.

« Le cadre d’analyse énoncé dans l’arrêt Downtown Eastside exige que, lorsqu’il exerce ce pouvoir, un tribunal apprécie et soupèse trois facteurs :

L’affaire soulève-t-elle une question sérieuse et justiciable ?

La partie qui a intenté la poursuite a-t-elle un intérêt véritable dans l’affaire ?

La poursuite proposée constitue-t-elle une manière raisonnable et efficace de soumettre la question à la cour ? »

Dans son analyse, la Cour suprême ne modifie pas les principes télégraphiés par l’arrêt Downtown Eastside. Elle apporte certaines précisions, certes, mais écorche au passage l’interprétation retenue par les deux tribunaux inférieurs. Par exemple, « la Cour d’appel a eu tort de conclure que les principes de la légalité et de l’accès à la justice méritent une “importance particulière” dans l’analyse fondée sur l’arrêt Downtown Eastside. La jurisprudence de notre Cour, et en particulier le cadre existant énoncé dans l’arrêt Downtown Eastside, répond déjà à ces facteurs, tant implicitement qu’explicitement. Il ne leur accorde toutefois pas une importance primordiale dans l’analyse. »

En première instance, la cour en Colombie-Britannique n’avait pas accordé la qualité pour agir au CCD, entre autres en accordant trop de poids à l’absence d’un demandeur individuel dans le cadre du litige, selon la Cour suprême du Canada. « Or, comme je l’ai expliqué, l’arrêt Downtown Eastside n’énonce aucune obligation à cet égard », répond le juge en chef Richard Wagner, au nom de l’ensemble de ses collègues.

Le plus haut tribunal canadien juge les circonstances de l’affaire si « exceptionnelles » qu’il adjuge même des dépens spéciaux au CCD. Citant l’arrêt Carter (2015), et « compte tenu du critère rigoureux d’octroi des dépens spéciaux, il serait “contraire à l’intérêt de la justice de demander [au CCD et à ses avocats bénévoles] de supporter la majeure

partie du fardeau financier associé à la poursuite de la demande” ».

L’accès à la justice au coeur de la décision

L’arrêt rendu par la Cour suprême constitue ainsi « une confirmation des principes édictés par Downtown Eastside, et reconnaît certainement [...] le travail effectué par les organismes [de défense des droits] afin de défendre les droits des personnes qui font face à des obstacles en matière d’accès à la justice », souligne Kevin Love, avocat pour la Community Legal Assistance Society, organisme qui porte la cause de pair avec le cabinet McCarthy Tétreault.

La notion d’accès à la justice est effectivement au cœur du raisonnement de Downtown Eastside, et par ricochet, de CCD. De nombreuses populations marginalisées n’ont pas les moyens individuels de porter de telles causes devant les tribunaux, d’où le rôle capital des organismes en ce sens. « Le CCD possède des ressources et une expertise impressionnantes. Il s’agit d’une organisation d’intérêt public importante et très réputée représentée par d’excellents avocats bénévoles et appuyée par un cabinet d’avocats qui a déjà consacré des ressources importantes au litige. Il ne fait aucun doute que le CCD dispose des ressources et de l’expertise nécessaires pour engager la poursuite », souligne la Cour suprême.

Tout récemment, une décision du même acabit a été rendue par la Cour suprême de Colombie-Britannique en faveur de l’organisme West Coast Leaf. Celui-ci cherchait à obtenir le statut de demandeur dans une cause portant sur le régime d’aide juridique de la province, et le manque d’accès allégué à celui-ci par les mères victimes de violence conjugale. De la même façon que les deux demanderesses originales s’étaient désistées dans le dossier CCD, le même sort attendait deux femmes qui s’étaient à l’origine inscrites comme parties. Conséquence : le débat au fond s’en trouve, encore une fois, retardé.

Le 15 décembre dernier, la Cour suprême de Colombie-Britannique s’est en partie fondée sur les arguments soulevés dans l’affaire CCD pour donner raison à West Coast Leaf. « Les deux décisions mettent certainement en lumière les enjeux d’accès à la justice, surtout quant au poids que représente ce genre de demande [en matière constitutionnelle] pour un individu », souligne Humera Jabir, avocate au contentieux de West Coast Leaf.

Il demeure certes que la reconnaissance des organismes dans de telles causes représentera toujours un défi, étant donné le pouvoir discrétionnaire, quoique très encadré, du juge lors de la détermination de la qualité pour agir.