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Ottawa se doit de remédier au sous-financement des cours fédérales

Les retards croissants menacent l’indépendance et l’efficacité de la magistrature, et érodent la confiance du public

Le mot « confiance » gravé dans la pierre d'un palais de justice
iStock/Warchi

Le premier budget approche à grands pas pour le gouvernement Carney. L’économie bat de l’aile, le déficit explose. On s’inquiète de plus en plus. L’Association du Barreau canadien lance un cri d’alarme : le système de justice canadien s’essouffle, en carence du financement dont il a grand besoin pour remplir son mandat constitutionnel.

Dans un mémoire présenté au ministère des Finances, l’ABC déclare que les cours fédérales subissent un sous-financement structurel à l’heure où augmentent les dossiers d’immigration, les risques de cybersécurité et les nouveaux besoins en traduction. D’où une accumulation des retards risquant d’affaiblir l’indépendance et l’efficacité de la magistrature.

Jordana Sanft, l’une des signataires en titre du mémoire et la présidente du Comité de liaison entre la magistrature des Cours fédérales et le barreau de l’ABC, dit que le comité reconnaît la multiplication des pressions financières partout dans l’administration publique. Cependant, à la différence d’autres secteurs de l’État, les cours n’ont pas un mandat discrétionnaire, mais occupent un rôle unique dans notre cadre constitutionnel. La magistrature doit disposer de ressources adéquates pour pouvoir appliquer et interpréter les lois promulguées par le Parlement.

« L’indépendance de la magistrature comme gardienne de la primauté du droit est un élément vital de notre gouvernement national et de la protection des citoyens », dit-elle, ajoutant qu’il est essentiel de préserver la confiance du public dans nos institutions.

« Ailleurs dans le monde, on jette ces principes aux orties. Mais pas au Canada, n’est-ce pas? »

Le sous-financement structurel, depuis des années

La Cour fédérale, la Cour d’appel fédérale, la Cour canadienne de l’impôt, la Cour d’appel de la cour martiale du Canada et les autres tribunaux sous l’égide d’Ottawa reçoivent leurs fonds de fonctionnement des mains du Service administratif des tribunaux judiciaires (SATJ), qui dispose d’un budget de 208,7 millions de dollars pour l’exercice actuel.

Or, le SATJ fonctionne avec un budget structurellement restreint depuis de nombreuses années. Paul Crampton, juge en chef de la Cour fédérale, prévient que le problème est devenu si grave qu’il y a péril pour la confiance dans le système d’immigration et l’intégrité des tribunaux.

« Il y va de l’accès à la justice, car si les gens sont forcés d’attendre… On connaît la maxime : justice différée est justice refusée », a-t-il récemment déclaré à CBC News.

« Le sous-financement des cours affaiblit la primauté du droit et risque d’éroder la démocratie. »

L’honorable Paul Crampton doit partir à la retraite ce mois-ci après 16 ans dans la magistrature.

D’après l’ABC, les tribunaux ont accumulé un manque à gagner d’environ 35 millions de dollars par an en raison d’une charge croissante et d’une complexification des procédures.

À la Cour fédérale, le nombre de dossiers d’immigration a quadruplé, passant de 6 424 en 2020 à 24 667 l’an dernier. Dans les huit premiers mois de la présente année, la Cour a été saisie de 18 887 dossiers.

Faute de ressources suffisantes, les demandeurs s'exposent à des retards importants dans l'obtention d'une décision ou d'une résolution.

Et puis il y a les cybermenaces. Il faut investir pour protéger les données judiciaires délicates. La pression s’additionne aussi du côté de la traduction après de récentes modifications apportées à la Loi sur les langues officielles. Désormais, toutes les décisions ayant valeur de précédent doivent être traduites avant d’être rendues disponibles.

Une solution plutôt simple?

Jatin Shory, juriste de Calgary en droit de l’immigration et président de la Section du droit de l’immigration de l’ABC, affirme qu’à la Cour fédérale, il faut désormais au moins 200 jours pour traiter une demande de permis de travail au Canada.

Ça prenait un mois avant.

« Pour nous, la solution est simple », dit-il.

« Il nous faut plus d’argent, plus de juges. Plus de juges ayant de l’expérience en droit de l’immigration. »

La Cour fédérale agit pour améliorer l’efficacité de ses procédures, notamment en réduisant le délai normal accordé pour certaines audiences en matière d’immigration ainsi que le nombre de documents à déposer. Car les juges doivent pouvoir traiter plus de dossiers chaque semaine.

Toutefois, selon le juge Crompton, il faudra sans doute aller plus loin.

« Ça m’inquiète beaucoup, car, faute de ressources supplémentaires, les retards continueront de s’accumuler, et alors de nouvelles mesures pourraient s’imposer et nous forcer à réduire les services des tribunaux au public », déplore-t-il.

Me Sanft, associée chez Lenczner Slaght à Toronto, juriste spécialisée dans les contentieux de propriété intellectuelle, est d’avis que, même si l’augmentation des dossiers vient surtout du secteur de l’immigration, cela s’est fait sentir dans d’autres types d’instances devant les cours fédérales. C’est parce que les tribunaux ont tous les mêmes greffiers et les mêmes juges.

« Chacun de ces juges traite sa part de dossiers d’immigration. Quand on appelle le greffe (du tribunal), on sent le stress », dit-elle.

« On essaie du mieux qu’on peut de se rendre utile, mais on n’aime pas les voir stressés et surmenés. »

Le SATJ, à l’instar de la Cour suprême du Canada, a déjà été exempté de l’examen exhaustif des dépenses du gouvernement Carney, qui exige que la plupart des ministères compriment de 15 % leurs dépenses au cours des trois prochaines années.

Le SATJ à la croisée des chemins

Cependant, le SATJ dit avoir déjà été obligé d’amputer son budget de fonctionnement de 10 % en raison du financement réduit, et de puiser dans les 248 millions de dollars du budget fédéral d’immobilisations destiné à la modernisation et à l’expansion des tribunaux, simplement pour pourvoir à ses dépenses courantes.

Cette enveloppe est dévolue à la construction d’un nouveau palais de justice fédéral à Montréal, à la modernisation des tribunaux à Toronto et à l’ouverture d’un nouvel établissement à Oakville. Le SATJ est tenu de rembourser les fonds tirés du budget d’immobilisations d’ici 2028-2029.

Le SATJ dit se trouver à la « croisée des chemins » : il y aura risque pour l’accès à la justice s’il se voit forcé d’opérer une restructuration importante et de réduire les niveaux de service.

Aux derniers jours avant le dépôt de son budget le 4 novembre, le ministre des Finances François-Philippe Champagne fait face à une énorme pression politique, vu la guerre commerciale avec les États-Unis et la hausse attendue du déficit financier. Son ministère a reçu plus de 3 700 propositions prébudgétaires d’organismes comme l’ABC, d’entreprises et d’autres groupes. Il y a fort à parier que, dans la plupart des propositions, on sollicite une augmentation des dépenses au service des intérêts de chacun – et non pas une réduction.

De son côté, l’ABC demande non seulement plus d’argent, mais aussi un examen indépendant des changements apportés aux politiques internes ministérielles, surtout en matière d’immigration, pour savoir s’ils auraient engendré des pressions involontaires sur les tribunaux. De là, il faudrait aussi établir un processus apolitique qui garantirait au SATJ un financement stable sur plusieurs années en reconnaissance du mandat constitutionnel des cours fédérales et afin de suivre le rythme de la complexification des dossiers.

Trevor Farrow, doyen de la faculté de droit Osgoode Hall à l’Université York, dit être conscient des pressions concurrentes pour un financement raréfié, et déplore le fait que c’est souvent un « jeu gagnant-perdant » : une hausse du budget ici amène une coupure là.

Il faut, dit-il, s’attarder aux éléments fondamentaux de la société et songer à la métaphore de la maison, avec son toit et sa fondation.

« Pour moi, le système de justice fait partie de ces éléments fondamentaux. Personne n’aime dépenser beaucoup pour le toit et la fondation, parce qu’on ne les voit pas vraiment », dit Trevor Farrow.

« C’est bien plus amusant d’aménager la cuisine et de peindre les murs que de bâtir les fondations, mais la cuisine ne peut exister sans elles. »