Pourquoi tous ces procès secrets ?
Elles ont beau offenser notre sens de la justice, mais les défenseurs des procédures à huis clos affirment qu'elles ont leur raison d’être.
Dans la dernière année, plusieurs procès dits « secrets » sont venus à la connaissance du public, d’abord au Québec, puis en Colombie-Britannique et à présent en Ontario. Les médias et leurs avocats ont exprimé leur vive inquiétude, tandis que d’autres membres de la profession, surtout au barreau pénal, sont plus sereins.
En juin 2022, Richard Wagner, juge en chef du Canada, a souligné l’importance fondamentale du principe de la publicité de la justice pour la démocratie canadienne. Il a aussi dit attendre la décision de la Cour d’appel du Québec, surtout au sujet des demandes de publication des détails du procès en question.
Kevin Westell, directeur chez Pender Litigation, à Vancouver, et président de la Section du droit pénal de l’ABC, fait valoir que les procédures à huis clos servent des objectifs légitimes.
« Je sais d’expérience que les tribunaux prennent le principe de la publicité de la justice très au sérieux, à tel point que lorsqu’ils y dérogent, c’est habituellement dans des cas d’exception où la vie et la sécurité d’une personne seraient directement compromises si l’affaire était jugée sur le fond dans une procédure publique », dit Me Westell, qui a vu sa part de procédures à huis clos comme avocat de la défense ou d’un témoin. « Malheureusement, le système de justice pénale implique des actions de contrôle et des interactions auprès d’éléments de la société qui sont extrêmement dangereux. »
Il explique que dans certains cas, appeler des témoins à la barre n’est possible que si l’on déroge exceptionnellement au principe de publicité de la justice pour garantir leur sécurité.
« Je comprends que cela puisse offenser le public qui, de l’extérieur, tente de voir ce qui se passe à l’intérieur, et c’est précisément là toute l’idée, poursuit Me Westell. Quand l’autre solution consiste à relâcher l’auteur de crimes allégués, de crimes graves, la plupart des Canadiens seront d’accord pour dire qu’une procédure à huis clos est un moindre mal. »
Songeons à la complexification des affaires liées au crime organisé, rappelle-t-il – à ces cas où le tribunal est obligé de s’en remettre à des dénonciateurs confidentiels ou à des agents d’infiltration, où il y va de l’intérêt public de protéger le secret des méthodes et procédés de ces personnes.
Ce n’est pas une question de commodité, martèle-t-il, c’est une question de nécessité quand la publicité d’une procédure risque de mettre quelqu’un en danger ou de compromettre le travail des policiers.
Selon Eric Neubauer, de Neubauer Law, un directeur de la Criminal Lawyers’ Association à Toronto, le nombre des procès secrets rapportés dans les médias peut fort bien être inférieur au nombre réel.
« Il semble y avoir une nouvelle tendance où l’on exige une certaine transparence, une certaine responsabilisation par la publication de transcriptions caviardées des dossiers judiciaires et des motifs des décisions de telle ou telle instance, mais il se peut que d’autres tribunaux aient catégoriquement interdit la publication des procédures en question à la demande pressante des parties, gardant secret le contenu de la décision, voire l’existence même de cette décision, explique Me Neubauer. Il n’existe aucune pratique ni aucun protocole qu’on suit systématiquement quand le tribunal traite un dossier de ce genre. »
Rares sont les cas qui justifient une dérogation au principe de la publicité de la justice, ce principe étant fondamental pour la bonne administration de la justice, mais certains privilèges font exception, en particulier le secret des dénonciateurs confidentiels.
« Les policiers ont très souvent recours à des individus qui fournissent des renseignements contre la promesse de la protection de leur anonymat », précise-t-il, ajoutant que la Cour suprême du Canada a statué que le secret du dénonciateur confidentiel s’évalue au cas par cas. Dans les rares cas où l’on peut y déroger, certaines mesures de protection s’imposent afin de ne porter atteinte à ce secret que dans la mesure nécessaire.
Me Neubauer souligne que ce secret du dénonciateur est accordé indépendamment du droit d’accès public aux renseignements relatifs à l’instance. Le secret doit demeurer absolu afin de garantir aux futurs dénonciateurs que leur identité sera toujours protégée et qu’aucun tribunal ne révélera leurs renseignements secrets.
Dans les affaires reposant sur des documents abondamment caviardés, la garantie du secret du dénonciateur est essentielle. En pareil cas, les décisions visent à conserver un équilibre délicat entre la transparence et la protection de ce secret intouchable qui, selon la Cour suprême, doit être protégé à tout prix par les tribunaux. Lorsqu’une décision est censurée, explique Me Neubauer, cela indique que l’affaire a été jugée, que le privilège du secret a été évalué et que certains renseignements ont été communiqués tout en protégeant ce secret, et ce, même si cela ne satisfait pas entièrement le lecteur.
Pour Me Westell, accroître la transparence dans ce genre de procès serait déraisonnable de la part des tribunaux. Juges et avocats prennent rarement leurs décisions selon leur bon plaisir; ils le font suivant les exigences de leurs fonctions. Les juges sont parfaitement conscients du droit du public à l’information, mais ce droit ne saurait passer avant la sécurité des personnes, surtout quand on songe aux ressources limitées dont disposent les forces de l’ordre pour assurer une protection 24 heures sur 24 des témoins dans les affaires où les enjeux sont énormes.
« Je comprends pourquoi cela peut irriter quelqu’un de sceptique à l’égard des institutions, de l’État ou de ce qui se déroule à huis clos, reprend Me Neubauer. C’est ce scepticisme qui crée les pressions pour l’application la plus étendue possible du principe de publicité de la justice, mais les gens doivent se rendre à l’évidence : la sécurité des personnes ne peut être sacrifiée sur l’autel de ce principe. »
Dans le dossier du Québec en route pour la Cour suprême du Canada, Me Neubauer s’attend à voir plusieurs organismes publics à caractère juridique solliciter l’autorisation d’intervenir.
Dans un sens, dit-il, les signalements de procès secrets constituent une évolution positive. Par le passé, ces dossiers auraient « presque complètement été traités sous le sceau du secret, et leur existence même serait restée à peu près inconnue du public et des médias ».
Ces dossiers soulèvent la question de savoir si la récente médiatisation d’incidents de ce genre est une coïncidence, une nouvelle tendance ou simplement la découverte d’un problème resté longtemps méconnu, poursuit Me Neubauer. « Il nous faut aller au fond de cette question, car, quel que soit le caractère insatisfaisant ou incomplet de ces décisions, il vaut beaucoup mieux de savoir qu’elles existent pour pouvoir en faire un juste inventaire, que de rester dans l’ignorance totale à leur sujet. »
Me Neubauer se demande s’il en va de même dans l’ensemble du pays, et si des instances d’autres provinces tiennent, à huis clos, sans publication d’aucune information, des procès similaires à ceux observés en Ontario, au Québec et en Colombie-Britannique.
Il pose la question : « Si la Cour d’appel publie ce type de décisions à présent, pourquoi le fait-elle? Combien d’autres décisions a-t-elle déjà rendues? Où ces décisions sont-elles et quelle en est la teneur? » Il se demande aussi qui, du tribunal ou des forces de l’ordre, détient le pouvoir de déterminer quelle information pourrait révéler l’identité d’un dénonciateur. « Cette décision est-elle encadrée par un processus contradictoire? Et qui décide de ce qui est censuré ou ne l’est pas? »
« Ces décisions soulèvent plus de questions qu’elles ne donnent de réponses. »