Combler le manque de diversité au sein de la magistrature fédérale
Le ministre de la Justice s’est engagé à accroître la diversité au sein de la magistrature fédérale. Le défi consiste à faire en sorte que les juristes autochtones, noirs et racialisés soumettent leur candidature.
Le ministre fédéral de la Justice, David Lametti, est conscient que la diversification des juges nommés par le gouvernement fédéral ne se fait pas suffisamment rapidement. Il promet de remédier à cette situation.
« Nous sommes sur la bonne voie pour atteindre nos objectifs. Je suis heureux du travail que nous accomplissons, fait savoir le ministre. Y a-t-il encore du travail à faire? Oui, absolument. Nous devons continuer à être consciencieux dans nos nominations. Je crois tout de même que nous faisons du bon travail et que nous réalisons des progrès. J’espère que nous poursuivrons dans cette voie. »
Cependant, le simple fait d’inviter les avocats issus de groupes sous-représentés (les personnes autochtones, noires et de couleur ainsi que les femmes et les personnes LGBT) à présenter leur candidature n’a pas eu les effets escomptés. Les membres d’organismes juridiques représentant la diversité au sein du Barreau estiment que cette approche est dépassée.
« Continuer d’avoir recours à la même vieille méthode ne permet pas de joindre de nouvelles personnes, et celles-ci ne soumettent donc pas leur candidature », explique Brad Regehr, président de l’Association du Barreau canadien et membre de la Nation crie de Peter Ballantyne (Saskatchewan), qui est établi à Winnipeg. « Il faudra faire preuve d’innovation pour arriver à les rejoindre. »
Il a été amplement démontré que les femmes et les membres d’autres minorités choisissent elles‑mêmes de retirer leur candidature pour un poste de juge parce qu’elles croient qu’elles ne seront pas choisies en raison du portrait établi de la magistrature. Cela rend problématique la notion même de candidature.
« Nous savons que l’idée que se font les gens de leur degré de qualification varie selon leur genre, leur appartenance ethnique, ainsi que les expériences qu’ils ont vécues », explique Martha Jackman, professeure de droit à l’Université d’Ottawa et co-présidente de l’Association nationale Femmes et Droit (ANFD).
« Pour postuler, par définition, il faut croire que l’on est qualifié. Il faut aussi sentir qu’il est possible que l’on soit choisi. Même s’ils considèrent qu’ils sont amplement qualifiés pour un poste (parfois plus encore que bien d’autres), de nombreux candidats et candidates ont aussi le fort pressentiment qu’ils ne seront pas choisis (peut-être à juste titre), alors ils ne postulent pas, précise Martha Jackman. Les candidats retenus correspondent à un profil type. »
Lori Anne Thomas, présidente de l’Association des avocats noirs du Canada (AANC), estime, elle aussi, que les personnes qui ne peuvent s’imaginer juges évitent de postuler. « Pourquoi s’infliger la torture du processus de recrutement pour un poste que vous ne décrocherez probablement pas? » se demande-t-elle.
Martha Jackman et Lori Anne Thomas soulignent également le manque de transparence du processus fédéral de candidature, ce qui constitue un obstacle supplémentaire.
« Vous postulez pour un poste qui n’existe peut-être même pas, fait remarquer Lori Anne Thomas. Vous ne saurez jamais quand la décision sera prise et, dès qu’elle le sera, vous ne serez plus avocat. Vous planifiez un avenir qui n’aura peut-être jamais lieu ou qui se produira peut-être dans la prochaine minute. C’est une situation fort étrange. »
Elle note qu’à la Cour de justice de l’Ontario, il y a des entrevues pour indiquer aux candidats qu’ils ont atteint cette étape dans le processus, ce qui n’est pas le cas au fédéral. Les juristes ne connaissent pas nécessairement quelqu’un qui est déjà passé par le processus pour les rassurer.
Elle recommande que le gouvernement fédéral rende le processus plus transparent et convivial pour tous les candidats.
« Ces personnes sont des professionnels. Si elles possèdent les compétences nécessaires, elles devraient être mises au courant de ce qu’il advient de leur candidature », poursuit-elle, ajoutant qu’il serait utile que les membres des comités consultatifs à la magistrature prennent le temps de leur offrir quelques mots d’encouragement pour qu’elles n’abandonnent pas.
Selon Martha Jackman, toute discrimination systémique existant au sein de la société et de la profession se traduit et s’accentue lors d’un processus de recrutement.
« La perception selon laquelle il s’agit d’un processus qui manque de clarté où certains candidats commencent avec une bonne longueur d’avance me semble tout à fait justifiée. Alors à quoi bon? »
Le ministre Lametti se dit conscient que les gens retirent eux-mêmes leur candidature, et que le processus est lourd. Mais il y a selon lui une raison : « C’est lourd parce qu’il s’agit d’un processus d’introspection. Quel que soit le résultat, vous comprendrez en fait beaucoup mieux qui vous êtes au bout du compte. Nous voulons que les candidats écrivent au sujet de leurs expériences, et ils doivent comprendre que c’est ce que nous désirons. Voilà pourquoi le processus est si long. Nous souhaitons qu’ils nous expliquent ce qui les rend uniques, et c’est effectivement une lourde tâche. Or, si nous prenions cette démarche plus à la légère […], la qualité des résultats ne serait pas celle que nous désirons. »
Il ajoute que le gouvernement fait des progrès : sur les 74 juges nommés depuis les élections d’octobre 2019, 44 sont des femmes, 2 sont des Autochtones, 14 font partie d’une minorité visible et 6 appartiennent à la communauté LGBT. Il espère que ce bilan entraînera un plus grand nombre de juristes issus de milieux variés à poser leur candidature pour un poste de juge.
Lori Anne Thomas, quant à elle, se méfie des statistiques qui ne distinguent pas les personnes noires des autres minorités visibles.
« Ce qu’ils ne comprennent pas, c’est que les personnes de couleur et les personnes noires n’appartiennent pas forcément au même groupe. Les personnes noires peuvent faire partie des personnes de couleur, mais comme les Autochtones et les Noirs sont surreprésentés dans le système de justice pénale, lorsqu’une personne autochtone ou noire voit une personne sud-asiatique ou asiatique, elle n’a pas nécessairement l’impression que cette dernière comprend son expérience de vie. »
Et si, au lieu d’attendre que les personnes issues de milieux sous-représentés postulent, les comités consultatifs à la magistrature se faisaient plus proactifs et ciblaient eux-mêmes les juristes qu’ils nomment?
« De toute évidence, nous nous trouvons dans une situation où les choses se font d’une certaine façon depuis fort longtemps, et on nous reproche ensuite de ne pas postuler, fait remarquer Brad Regehr. Alors, pourquoi ne pas essayer de faire autrement? »
Martha Jackman estime que le fait d’être sollicité par quelqu’un du gouvernement donnera l’impression au candidat potentiel qu’il possède les qualifications requises.
Lori Anne Thomas pense également que nommer des candidats potentiels est une idée à considérer. « L’AANC travaille ouvertement avec les gouvernements fédéral et provinciaux à propos de ces enjeux, mais c’est difficile lorsque le processus est si compliqué. »
Le ministre reconnaît la pertinence de ces observations, mais ne souhaite pas retourner à l’ancien processus de nomination au détriment de la transparence et de l’équité du processus.
« Nous avons mis en place divers processus de recrutement par souci de transparence et d’équité. Cela dit, chaque fois que je me suis déplacé depuis que je suis ministre pour m’adresser à divers membres de la communauté juridique, je leur ai lancé l’invitation de soumettre leur candidature. Non seulement je leur ai suggéré de devenir juges, mais aussi membres des comités consultatifs à la magistrature fédérale pour que ces comités soient représentatifs de la communauté et aient une meilleure compréhension des candidatures. »
Troy Riddell, professeur de sciences politiques à l’Université de Guelph qui étudie les processus de nomination à la magistrature, soutient que le gouvernement pourrait calmer les inquiétudes entourant la transparence en dressant une liste publique de critères.
« Tant qu’il demeure entendu que, si le Bureau du commissaire [à la magistrature fédérale] recommande directement un candidat, ce dernier doit se soumettre au même processus que tous les autres, je ne verrais pas de problème à avoir recours à cette méthode. »
Le ministre Lametti tient également à souligner l’importance du mentorat pour inciter un plus grand nombre de juristes issus de milieux sous-représentés à postuler à la magistrature.
« Nous avons tous un rôle à jouer. Lorsque vous voyez des collègues talentueux, encouragez-les à songer sérieusement à devenir juges, à se préparer et à postuler. Aidez-les à renforcer ou à monter leur dossier de candidature, faites-leur part de vos commentaires, ou quoi que ce soit d’autre, affirme le ministre Lametti. Nous avons tous l’obligation de le faire, et je pense sincèrement que c’est ainsi que nous améliorerons la composition de la magistrature. »
Brad Regehr pense lui aussi que communiquer avec les juristes pour leur parler de la possibilité de postuler à la magistrature pourrait être efficace, mais il prône également la ténacité. « Les juristes sont très occupés. Ils reçoivent parfois 100 courriels par jour; certains messages se retrouvent donc vite enfouis, ce qui peut également faire partie du problème. Il faut repenser à la façon dont les postes sont annoncés et dont le gouvernement et la magistrature peuvent joindre les gens. »
Lori Anne Thomas précise que les avocats noirs et autochtones qui ont été nommés à la magistrature ont aussi un rôle à jouer, mais ils sont si peu nombreux que cette responsabilité peut représenter un fardeau.
« Des associations comme la nôtre doivent donc assumer une grande part de responsabilité. Nous essayons de joindre nos membres et de les encourager à soumettre leur candidature. C’est notre point de vue, pas forcément celui de la magistrature ou du gouvernement fédéral. » Une plus grande intervention de leur part « pourrait suffire pour encourager les gens à postuler ».
Plusieurs groupes de la communauté juridique, dont l’ABC, ont écrit au ministre Lametti pour l’exhorter à pourvoir des postes vacants à la Cour fédérale avec des juges autochtones, noirs et de couleur. Seulement deux y siègent actuellement.
Le ministre n’a pas encore répondu officiellement à ces lettres. Il tient toutefois à mettre les choses au clair : les candidats, sauf ceux qui souhaitent être nommés à la Cour suprême du Canada, n’ont pas besoin d’être bilingues dans les deux langues officielles.
« Le bilinguisme est un atout, mais ne constitue pas une exigence ou une condition de base pour être nommé juge à la Cour fédérale ou aux cours supérieures du Canada », explique-t-il.
Il souligne également que les juges fédéraux doivent souvent déménager dans la région d’Ottawa‑Gatineau, ce qui complique davantage les choses, en plus des besoins de la Cour en ce qui a trait aux questions qui y sont traitées.
« La Cour fédérale a compétence, entre autres, en matière d’affaires autochtones, de droit administratif et de propriété intellectuelle. Nous avons donc besoin d’experts dans ces domaines. Cela dit, nous faisons de notre mieux pour que la candidature des personnes issues de divers horizons soit prise en considération pour pourvoir les postes à la Cour fédérale. Je pense que nous réalisons des progrès à cet égard également. »
Martha Jackman signale qu’il y aura bientôt deux postes vacants à la Cour suprême du Canada pour des juges de l’Ontario. Selon elle, il n’y aura aucune excuse pour ne pas nommer des juges issus de milieux sous-représentés.
« Ils ont auront le fardeau de justifier ces deux nominations. Il n’y a aucune explication possible pour que le ministre de la Justice et le premier ministre n’arrivent pas à nommer des personnes amplement qualifiées qui possèdent une expérience de vie différente de celle de la culture dominante. »