Le nouveau cannabis?
La volonté d’autoriser les substances psychédéliques pour certaines utilisations gagne du terrain.
Galvanisés par les travaux de recherche qui explorent les promesses des substances psychédéliques comme traitement des troubles de santé mentale, les associations de patients, le milieu des affaires et la communauté médicale font pression pour rendre ces substances plus accessibles.
Ottawa est à l’écoute. Au cours de la dernière année, Santé Canada a discrètement ouvert la porte à une utilisation minimale de la psilocybine, un composé hallucinogène naturel produit par plus de 200 espèces de champignons. Comme la plupart des substances psychédéliques, la psilocybine est inscrite à l’annexe III de la principale loi fédérale sur les drogues. On ne peut y avoir accès qu’en vertu d’une exemption prévue au paragraphe 56(1) de la Loi réglementant certaines drogues et autres substances accordée par la ministre fédérale de la Santé. À ce jour, 47 exemptions de ce type ont été accordées à des patients souffrant de détresse psychologique en fin de vie, 19 à des professionnels de la santé à des fins de formation professionnelle, et plusieurs autres à des établissements et des entreprises à des fins de recherche. Au moment d’écrire ces lignes, 149 autres demandes d’exemption étaient en traitement selon Santé Canada. « Ce n’est que le début », prévient Leila Rafi, avocate spécialisée en valeurs mobilières chez McMillan s.e.n.c.r.l., s.r.l., qui compte des clients dans le secteur des substances psychédéliques. Alors que la stigmatisation associée aux drogues psychédéliques est graduellement émoussée par les travaux favorables à son utilisation thérapeutique, Me Rafi s’attend à ce que les exemptions deviennent « de plus en plus courantes ».
Il est cependant peu probable qu’Ottawa légalise les substances psychédéliques à des fins récréatives, affirme Robert Laurie, avocat chez Ad Lucem Corporation et conseiller de l’Association psychédélique canadienne, même si le Canada est considéré comme un chef de file mondial en matière de réforme du contrôle des drogues. Il est beaucoup plus vraisemblable que le gouvernement suive les traces de la Food and Drug Administration des États-Unis, qui, en 2019, a accordé à certaines substances psychédéliques, comme la MDMA et la psilocybine, le statut de « thérapie révolutionnaire » (breakthrough therapy). Il s’agit d’un statut réservé aux traitements pour lesquels des données préliminaires solides montrent qu’ils pourraient représenter une amélioration substantielle par rapport aux traitements disponibles. Un projet de règlement a été présenté par Santé Canada pour élargir l’accès aux programmes d’accès spécial, qui permettent aux professionnels de la santé d’obtenir des médicaments non disponibles à la vente. Selon les observateurs, il s’agit d’un signal clair selon lequel l’administration fédérale souhaite explorer de nouveaux types de traitements non conventionnels, comme ceux proposés au moyen de substances psychédéliques. S’il est approuvé, le règlement donnera un meilleur accès aux drogues d’usage restreint, dont la psilocybine.
« S’il ne fait rien, le gouvernement aura un problème encore plus grand », juge Me Laurie. Pourtant, « il sait que s’il propose une politique, celle-ci sera probablement jugée contraire à la Charte d’une manière ou d’une autre, parce qu’en fin de compte, comme pour le cannabis, le gouvernement doit se faire mener de force par les tribunaux vers un accès raisonnable et en toute dignité ». Des contestations judiciaires en vertu des articles 2 et 7 de la Charte sont à prévoir.
Malgré l’incertitude juridique, le milieu des affaires est plein d’espoir. Certains spéculateurs boursiers croient que les substances psychédéliques suivront les traces du cannabis et deviendront la prochaine industrie évaluée en milliards de dollars. Selon Me Rafi, plus de 40 émetteurs canadiens ont émergé depuis 2020, dans l’espoir d’exploiter ce marché potentiellement lucratif. La plupart se concentrent sur la R et D et la commercialisation de substances psychédéliques à des fins médicinales. Mais ces jeunes entreprises de biotechnologie sont confrontées à d’importants obstacles, dont le moindre n’est pas de garantir la conformité avec les complexes régimes réglementaires et juridiques locaux et internationaux, fait valoir Sasa Jarvis, avocate spécialisée en valeurs mobilières chez McMillan. Les exigences en matière de licences et d’approbations réglementaires sont « fondamentalement différentes » selon la substance hallucinogène, la nature de l’entreprise et le secteur d’activités. « L’entreprise doit savoir quelles dispositions s’appliquent selon ses activités de financement, l’emplacement de ses laboratoires et de ses chercheurs, et l’endroit où elle va effectuer ses essais cliniques », explique Me Jarvis. Et elle doit s’assurer que ses communications comportent les avis de non-responsabilité appropriés, d’autant qu’il s’agit d’une nouvelle industrie évoluant dans un environnement hautement réglementé.
Mais la vraie bataille qui se profile sera celle de la propriété intellectuelle. Jusqu’à présent, environ 100 demandes de brevet sont en traitement aux États-Unis, mais certains croient que ce chiffre pourrait grimper à 5 000 d’ici 3 ans. « Je n’ai jamais rien vu de tel », confie Michael Fenwick, avocat spécialisé en propriété intellectuelle chez Bereskin & Parr s.e.n.c.r.l., s.r.l. « Il semble y avoir une véritable ruée vers le Bureau des brevets en ce moment. C’est la raison pour laquelle on met autant l’accent sur la propriété intellectuelle et les brevets. »
Ce sera tout un défi. La psilocybine, un composé naturel, ne peut être brevetée. Mais la façon dont elle est fabriquée et utilisée peut l’être. Tout brevet requiert trois caractéristiques essentielles : la nouveauté, l’utilité et l’activité inventive. Déterminer si un médicament est utile prend du temps : il faut généralement procéder à des essais cliniques et les résultats peuvent demander des années, explique Me Rafi. L’intérêt accru pour les substances psychédéliques place les inventeurs devant un dilemme difficile : soit déposer une demande de brevet avant de pouvoir réellement démontrer l’utilité du produit, soit attendre de pouvoir faire cette démonstration et risquer d’être doublé par un concurrent. « C’est le genre de problèmes auxquels nos clients sont confrontés – ce sont des positions difficiles à concilier », souligne Me Rafi.
Ensuite, il y a la « grande inconnue » qui plane au-dessus de la tête de ces entreprises de biotechnologie : le statut juridique des substances psychédéliques. Le secteur est à la merci des autorités fédérales, qui peuvent ou non légaliser les hallucinogènes. « Il peut être difficile de déterminer si vous devez faire de gros investissements dans la recherche et les brevets, commente Me Fenwick. Et si le gouvernement n’agit pas aussi vite que vous le souhaiteriez, vous vous retrouvez en quelque sorte coincé dans une période d’immobilisation. »
Il existe une autre voie que ces entreprises peuvent emprunter : le secret commercial. C’est une approche qui a prouvé son efficacité pour protéger les processus, la recherche scientifique et les données techniques, affirme Me Fenwick. Le secret commercial a cependant l’inconvénient d’être difficile à faire respecter, car on ne sait pas ce qui se passe en huis clos dans une entreprise.
Malgré les obstacles, les acteurs connaissent une bouffée d’optimisme et croient que le gouvernement fédéral finira par proposer un nouveau cadre réglementaire pour les substances psychédéliques. La pandémie a eu un effet marqué sur la santé mentale et pourrait être le catalyseur qui incite Ottawa à considérer les substances psychédéliques comme un traitement alternatif viable.
« Ils verront qu’il y a tellement de recherches en cours, tellement d’avantages qui en découlent, que nous aboutirons à une situation où les gens pourront aller dans une clinique pour recevoir de la psilocybine dans un cadre très standardisé, contrôlé par des médecins, pour soigner les troubles de santé mentale », conclut Me Fenwick.