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Barricades et lutte à la désinformation juridique

Avec les suites qu’on lui connaît, l’injonction accordée à GasLink à l’encontre de Wet’suwet’en qui lui bloquaient l’accès à son chantier de construction d’un pipeline ne laisse plus grand monde indifférent, mais suscite des réactions bien senties de toutes parts. Est-ce le plus souvent en connaissance de cause ?

Wet’suwet’en support protest in Vancouver

Le billet qui suit cherche à rectifier les faits dans un contexte de politisation extrême de questions qui intéressent le droit constitutionnel des peuples autochtones, avec la désinformation juridique de masse qui s’ensuit.

Le droit constitutionnel relatif aux droits ancestraux

L’article 35 de la Loi constitutionnelle de 1982 reconnaît aux peuples autochtones du Canada des droits ancestraux, territoriaux notamment, parmi lesquels le titre aborigène ou ancestral. Il protège aussi leurs droits issus de traités.

Le titre ancestral et les autres droits ancestraux existent à certaines conditions, dont celle de ne pas avoir été « éteints » unilatéralement avant l’entrée en vigueur de la Loi constitutionnelle de 1982 ou, à tout moment, aux termes d’un traité.

Les modalités d’exercice des droits constitutionnels ancestraux peuvent être juridiquement déterminées, soit par une décision judiciaire, soit par la conclusion d’un traité entre leurs titulaires et l’État. Accessoirement, rappelons qu’un tel traité n’a pas à « éteindre », par substitution, les droits ancestraux dont il règle la revendication. C’est donc dire qu’on peut se représenter le droit constitutionnel canadien relatif aux droits ancestraux des peuples autochtones comme un lieu dynamique, dialogique et flexible de reconnaissance de certains effets aux ordres normatifs autochtones extra-étatiques. Un peu à la manière d’un traité du reste, mais cette fois par arbitrage judiciaire, le droit jurisprudentiel (interprétatif de l’article 35 de la Loi constitutionnelle de 1982) qui préside à une reconnaissance judiciaire de droits ancestraux s’entend lui aussi d’une opération de reconnaissance d’effets aux ordres normatifs autochtones, ici intégrés à la « perspective autochtone » dont les tribunaux doivent tenir compte dans l’élaboration de ce régime jurisprudentiel. (Sur ces questions, le lecteur qui voudra aller plus loin pourra consulter le livre et l’article suivants : Maxime St-Hilaire, La lutte pour la pleine reconnaissance des droits ancestraux, Yvon Blais, 2015 ; idem, « Nation Tsilhqot’in c. Colombie-Britannique : bonne décision, mauvaises raisons », (2014) 14-2 Revue générale de droit 445).

Certes, même avant la détermination de ses effets, le droit ancestral « existant »… existe, en droit canadien. Seulement, étant indéterminés, ses effets sont extrêmement limités, d’où la nécessité pratique de leur détermination, justement. En 2004, la Cour suprême du Canada, pour pallier cette difficulté, a jugé que, lorsqu’un droit ancestral est revendiqué sérieusement sans que ses effets n’aient encore été déterminés judiciairement ou par traité, le groupe revendicateur est titulaire d’un droit connexe à la consultation préalable à la prise de mesures exécutives ou administratives susceptibles de s’y répercuter négativement. Cette innovation se voulait au départ une avenue procédurale plus efficace que la demande d’une injonction interlocutoire, mais par la suite la Cour suprême en a parlé comme d’un droit matériel plutôt que procédural (Rio Tinto Alcan, par. 37).

À l’origine, tout comme les droits ancestraux dont il est dérivé, le droit à la consultation relative à la revendication de ceux-ci n’était opposable qu’à l’État, mais la jurisprudence récente semble bien avoir rendu les uns et l’autre opposables aux personnes de droit privé également, dont celles qui exploitent des entreprises, bien entendu (Saik’uz First NationUashaunnuat).

Ce droit à la consultation et, dans certaines circonstances, à l' « accommodement », n’est pas un véto.

La situation des Wet’suwet’en

La Première Nation des Wet’suwet’en est structurée en partie en « bandes indiennes » au sens de la Loi sur les Indiens, qui est une loi fédérale adoptée dans l’exercice partiel d’une compétence exclusive prévue au paragraphe 91(24) de la Loi constitutionnelle de 1867 et que la Cour suprême a par ailleurs confirmé s’étendre à tous les Autochtones. Ces bandes, dirigées chacune par un Conseil au sens de la loi, sont au nombre de cinq. La Première Nation des Wet’suwet’en se compose aussi, en vertu de son mode traditionnel de gouverne, de treize « maisons », réparties en cinq clans, mais gouvernées chacune par un chef héréditaire.

Il est bien établi que la loi ordinaire ne peut déterminer ni les titulaires collectifs des droits constitutionnels ancestraux ni les individus ayant la qualité pour s’en prévaloir et les mettre en œuvre (Powley)Il peut donc y avoir décalage entre la loi ordinaire et la loi suprême sur la question des droits ancestraux, et ce décalage ne peut être comblé qu’en donnant préséance à la loi suprême.

Aucune décision judiciaire définitive, ayant force de chose jugée, n’a reconnu et déterminé concrètement les modalités d’exercice d’un titre ancestral dont les Wet’suwet’en seraient titulaires. C’était entre autres d’une telle revendication dont, en 1997, était saisie la Cour suprême du Canada dans Delgamuukw, où, pour des raisons d’ordre procédural, l’affaire a finalement été renvoyée à procès, en l’occurrence un nouveau procès qui n’a jamais eu lieu. En effet, tout ce célèbre jugement était une invitation faite aux parties à retourner à la table de négociation, non sans renforcer quelque peu le pouvoir de négociation des Gitksan et des Wet’suwet’en.

Les gouvernements fédéral et de la Colombie-Britannique ont accepté de négocier le règlement, par traité, de la revendication de titre ancestral et autres droits ancestraux des Wet’suwet’en avec les chefs héréditaires de quatre « communautés », une notion qui ne recouperait ni celle de « maison » ni celle de clan. Toutes les maisons Wet’suwet’en ne prennent pas pour autant part aux négociations. À l’heure actuelle, cette négociation en serait au stade quatre, sur un total de six, de la grille établie par la Commission des traités de la Colombie-Britannique, une instance tripartite créée à l’origine par entente administrative entre les gouvernements fédéral et britanno-colombien ainsi que le Sommet des Premières Nations de cette province, mais à laquelle la loi de celle-ci a ensuite donné une forme juridique.

D’ici à ce que les modalités d’exercice de leur titre ancestral soient aménagées dans un traité ou (de manière moins précise) dans une décision judiciaire, les Wet’suwet’en ont le droit constitutionnel d’être consultés préalablement à la prise de mesures susceptibles d’affecter le titre qu’ils revendiquent sérieusement.

L’injonction interlocutoire obtenue par GasLink

GasLink a obtenu toutes les autorisations administratives requises pour la réalisation de son projet de construction et d’exploitation d’un pipeline. Ces autorisations sont de droit provincial. Le 26 juillet 2019, l’Office national de l’Énergie (devenu entre-temps la Régie de l’énergie du Canada), un organe fédéral de surveillance des sociétés exploitant des oléoducs, gazoducs ou lignes de transport d’électricité extraprovinciaux et d’évaluation des répercussions de projets de construction et d’exploitation de telles infrastructures, a estimé que rien ne permettait de croire raisonnablement que le projet de GasLink ressortissait à la compétence fédérale et donc à la sienne.

En application de la loi de la Colombie-Britannique sur l’évaluation environnementale, le gouvernement de cette province ainsi que GasLink avaient d’abord consulté, non seulement les cinq bandes, mais aussi douze des treize maisons Wet’suwet’en, et ce durant des années. La seule maison à ne pas avoir été consultée est la « Dark House », pour la simple raison que celle-ci a refusé l’offre de consultation qui lui avait été faite. GasLink n’a pas réussi à s’entendre avec les douze maisons, mais a conclu des ententes sur les répercussions et les avantages avec les cinq bandes, qui ont ainsi avalisé le projet. Ces faits n’étaient aucunement disputés (voir le par. 58) devant la cour supérieure de la Colombie-Britannique, lorsque celle-ci a disposé favorablement de la demande d’injonction interlocutoire de GasLink.

En effet, le 31 décembre 2019, la cour supérieure de la Colombie-Britannique a accordé à GasLink une injonction interlocutoire contre certains Wet’suwet’en, intimant à ces derniers l’ordre de cesser de bloquer les routes forestières d’accès au chantier de GasLink, qu’ils disent être situé en partie dans le territoire traditionnel des Wet’suwet’en. La cour avait déjà fait droit à cette demande de GasLink à titre provisoire.

Qui étaient donc ces défendeurs Wet’suwet’en ? Il s’agissait d’abord de Mme Freda Huson,

the spokesperson for the Unist’ot’en, described as a matrilineal group of Wet’suwet’en with bloodlines that belong to the earliest membership who make up the larger Wet’suwet’en Nation. Their membership spans three different house groups in the Gil_seyhu Clan (the Big Frog Clan) […] Ms. Huson is also a contact person for Dark House (Yex T’sa wil_k’us), one of the Wet’suwet’en houses in Gil_seyhu Clan.  She is also an elected member of the Witset First Nation Band council, which is one of the Wet’suwet’en Indian Act Bands [par. 14-15].

C’étaient ensuite M. Warner Naziel, membre de la « Sun House » et ancien conjoint de Mme Huson, ainsi qu’un nombre indéterminé de personnes non identifiées « occupying, obstructing, blocking, physically impeding or delaying access at or in the vicinity of the area in and around the Morice River Bridge or the area accessed by the Morice West Forest Service Road ».

Plantons maintenant le décor juridique. Au moment d’écrire ces lignes, j’étais incapable de déterminer si les Wet’suwet’en de la Dark House participent ou non à la négociation d’un traité de règlement de la revendication de titre ancestral de leur nation, mais mon hypothèse était négative, puisque cette maison semble faire bande à part (sans jeu de mots), plus précisément en marge de l’Office of the Wet’suwet’en. À l’égard de ce qui était le projet de GasLink, ils ont en tout état de cause renoncé à l’exercice de leur droit constitutionnel à la consultation. Ils n’ont donc pas exercé de recours fondé sur une allégation de la violation de ce droit. Au moment des faits, ils n’avaient pas non plus saisi la justice d’une demande de déclaration de titre ancestral. Les individus Wet’suwet’en – dont la porte-parole d’un groupe matrilinéaire s’étendant au-delà de la seule Dark House – qui se sont retrouvés dans la seule position judiciaire de défendeurs contre une demande d’injonction interlocutoire faite par GasLink avaient plutôt décidé de se faire justice eux-mêmes en bloquant l’accès de la société à son chantier. Tout récemment, des Wet’suwet’en auraient introduit deux recours que j’ai du mal à qualifier sur la base des informations dont je dispose. Or cela ne change rien à l’appréciation des faits en cause dans l’affaire qui nous occupe.

En défense contre la demande de GasLink, ces individus Wet’suwet’en ont finalement plaidé que, n’existant pas moins du fait que ses modalités d’exercice n’avaient pas encore été précisées par une décision judiciaire ou dans un traité, leur titre ancestral avait pour effet de rendre directement applicable le « traditional Wet’suwet’en law » qui, pour sa part, exigeait de GasLink d’obtenir l’autorisation des chefs héréditaires compétents avant de pénétrer dans le territoire des Wet’suwet’en (voir les par. 51, 125, 142, 146 et 152).

Cette prétention était sans mérite, et cette manière précise de se faire justice soi-même avait déjà été condamnée par la Cour suprême du Canada, dans une affaire où la violation du droit constitutionnel des peuples autochtones d’être consultés était invoquée en défense contre une demande en responsabilité civile.

Ce serait selon moi une erreur que de prendre les défendeurs dans l’affaire GasLink pour l’ensemble de la nation Wet’suwet’en, et à plus forte raison d’y voir essentialistement la position de tous les peuples autochtones du Canada.

Enfin, le droit canadien reconnaît la pluralité juridique, mais, par la reconnaissance d’effets aux ordres juridiques autochtones, il cherche à développer un nécessaire droit en partie commun aux Autochtones et allochtones, et ce à raison.

Le présent texte a initialement été publié sur Blogue À qui de droit.