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Tumulte autour de la vérification d’âge

On devrait bientôt connaître le sort que la Chambre des communes réservera au projet de loi S-210 sur la vérification d’âge sur les sites pornographiques au Canada.

Vérification de l'age

Porté à bout de bras par la sénatrice Julie Miville-Dechêne depuis près de trois ans, le texte législatif en est maintenant à l’étape de l’étude en comité par la Chambre des communes. On aurait pu s’attendre à un consensus parlementaire sur la question, comme il y est question d’enfants et de pornographie. Pourtant, le projet de loi affronte actuellement un vent de face, avec une opposition qui vient du gouvernement libéral. Qu’a-t-il donc de litigieux ?

Le 22 février dernier, La Presse rapportait la dernière joute partisane entre le premier ministre Justin Trudeau et le chef de l’opposition officielle Pierre Poilievre. Celle-ci portait sur la question du projet de loi S-210. « Au lieu de s’engager à protéger nos enfants grâce à une législation sérieuse et responsable, [Pierre Poilievre] propose plutôt que les adultes donnent leurs informations personnelles et leur identifiant à des sites internet douteux, ou créent un identifiant numérique pour pouvoir naviguer sur l’internet comme bon leur semble », lançait le premier ministre en marge d’une conférence de presse en Nouvelle-Écosse.

La mécanique de S-210 est plutôt simple. Le projet de loi établit des sanctions aux plateformes pornographie en ligne qui ne se seraient pas soumise à un mécanisme de vérification d’âge à l’entrée. Dans sa forme actuelle, la loi imposerait des amendes allant de 250 000 $ à 500 000 $ en cas de récidive. La croyance sincère qu’un utilisateur serait âgé de plus de 18 ans ne pourrait être utilisée comme moyen de défense par une entreprise « que si elle a mis en place un mécanisme de vérification de l’âge prévu par règlement ».

Quant au mécanisme lui-même, il demeure à être établi par règlement. Fait à noter, le projet de loi prévoit cinq critères à respecter dans la détermination du système de vérification d’âge. Parmi ceux-ci, sa fiabilité, le respect de la vie privée de l’utilisateur et la destruction de « tout renseignement personnel recueilli à des fins de vérification de l’âge, une fois la vérification terminée. »

Or, les obstacles auxquels fait face le projet de loi au Parlement sont bien réels. Seuls 15 députés libéraux l’ont appuyé, les autres suivant plutôt la position du gouvernement. « À vrai dire, je ne comprends pas » la logique des opposants, indique Pierre Trudel, professeur en droit public à l’Université de Montréal.

L’expert en matière de droit des technologies n’en est pas à sa première intervention sur la législation de contenus en ligne. Il est devenu un habitué des comités parlementaires sur ces questions qui ont grandement occupé les élus dans les dernières années. Il a notamment siégé à un comité de révision des lois en matière de télécommunications au Canada.

« On invoque parfois des raisons assez farfelues [pour s’opposer à S-210], par exemple la liberté d’expression », souligne le professeur Trudel. « On n’a pas besoin d’aller faire un doctorat en droit pour savoir que l’une des limites raisonnables, dans une démocratie, à la liberté d’expression, c’est la protection des enfants. »

La ministre du Patrimoine canadien Pascale Saint-Onge déclarait le 26 février dernier à Radio-Canada que le gouvernement « a aussi la responsabilité de protéger les données personnelles des gens. »

« Et ça nous inquiète énormément que, pour aller sur certains sites ou pour avoir accès à Internet, les gens doivent envoyer une photo de leur passeport ou de leur permis de conduire ou encore une photo de leur visage pour valider leur âge », ajoutait la ministre.

Or, la sénatrice Miville-Dechêne rétorque que des mécanismes anonymisés peuvent permettre la destruction des données personnelles des usagers tout juste après la vérification. Elle propose aussi qu’il revienne à des compagnies tierces et reconnues par le gouvernement la charge de faire ces vérifications.

En 2022, l’Association du Barreau canadien faisait part de sa position quant au projet de loi S-210. L’organisme soumet d’abord que la limite d’âge fixée à 18 ans est arbitraire, alors que « l’âge de référence pour consentir à des activités sexuelles est de 16 ans », peut-on lire dans un document soumis au Comité sénatorial permanent des Affaires juridiques et constitutionnelles en février 2022.

« Autoriser une jeune personne à se livrer à des activités sexuelles tout en criminalisant la distribution de documents présentant des activités sexuelles à cette même personne nous apparaît incompatible avec le régime législatif du Code criminel dans son ensemble », postule l’ABC.

Qui plus est, l’ABC estime que la défense de « but légitime », qui indique les « activités permises énumérées », comme celle de science ou de médecine, pourrait entraîner « des difficultés d’interprétation d’ordre pratique ». « Nous suggérons que le projet de loi précise que la défense de but légitime ne pourra jamais s’appliquer à la transmission, à des fins de divertissement ou de gratification sexuelle du spectateur, de matériel pornographique présentant un comportement sexuellement violent. Cela viendrait limiter la portée du moyen de défense et en préciser les critères », soumet l’ABC.

Enfin, l’Association dénonçait elle aussi que le projet de loi posait des risques en matière de vie privée en raison du libellé de l’article prévoyant la mise en place de règlement pour déterminer les mécanismes de mise en œuvre de la loi. Or, des critères ont depuis été ajoutés au projet de loi, comme il en était traité plus haut.

Le 26 février dernier, le projet de loi sur les méfaits en ligne a été déposé par le gouvernement fédéral. C-63 prévoit des peines plus lourdes ainsi que de nouvelles entités de régulation et de surveillance pour punir les méfaits en ligne. Une Commission de la sécurité numérique sera notamment créée, un organisme qui pourra ordonner le retrait de contenu en ligne dans les 24 heures de la réception d’une plainte. Aucune mention de la vérification d’âge n’est cependant contenue à la pièce législative.

En entrevue, Julie Miville Dechêne dit que cette loi ne règlera qu’une partie du problème. « Elle ignore complètement l’autre partie de l’équation qui est l’exposition des enfants à la porno », dit-elle. Cela dit, elle n’hésite pas à qualifier le projet de loi de « prometteur et intéressant ».

« On voit mal comment [l’absence de vérification d’âge] serait légitime en dehors d’internet », avance pour sa part Pierre Trudel, en faisant référence aux clubs vidéo d’antan, où le contenu pornographique se trouvait à l’arrière du magasin, dans un endroit privé. Les préposés étaient alors tenus de vérifier l’âge de celui qui louait un film. 

« En vertu de quelle logique on trouve tolérable de laisser faire sur internet tout ce qui est absolument interdit dans le monde réel ? » questionne l’expert.