Skip to Content

Intelligence artificielle : les leçons de Roger Tétreault

Au cœur des effets potentiellement délétères de cette technologie se trouve la désinformation.

Roger Tétreault

« On ne veut pas simplement devoir compter sur des journalistes astucieux », selon le professeur de droit public Pierre Trudel.

La saga de Roger Tétreault, ce créateur de canulars qui a sévi pendant 30 ans au Québec à partir des années 70, a été portée à l’écran le 1er avril dernier sur la plateforme Crave. Roger Tétreault a piégé de nombreux journalistes pendant son règne de désinformation, parfois même au point d’influencer les politiques publiques. Tous en conviennent : Tétreault était d’une redoutable intelligence. Même parmi les plus expérimentés ont pu tomber dans ses pièges.

Roger Tétreault a toujours dit vouloir alerter la population quant aux risques que pose la désinformation. Sa thèse était celle que les journalistes, un corps de métier auquel il avait déjà appartenu, ne disposaient pas d’assez de temps pour faire toutes les recherches nécessaires pour couvrir l’actualité. Ses méthodes étaient manifestement controversées ; il fera même de la prison à la suite de son implication dans le Front de libération du Québec, mais les journalistes interpellés dans le documentaire admettent eux-mêmes qu’elles les ont fait réfléchir.

De nombreux acteurs du domaine de l’intelligence artificielle (IA), dont Elon Musk et le chercheur montréalais Yoshua Bengio, ont sonné l’alarme la semaine dernière. Dans une déclaration signée par plus de 1000 experts, scientifiques et entrepreneurs du domaine de l’IA, ceux-ci demandent un moratoire de six mois dans le développement des nouvelles technologies comme celle de Chat GPT.

« On peut être assez partagé sur la faisabilité du moratoire. Par contre, le manifeste qui a été publié pose d’excellentes et importantes questions », soutient le professeur de droit public Pierre Trudel, de l’Université de Montréal.

Pour l’expert, c’est l’existence même des processus démocratiques qui est en cause. « C’est dire à quel point il y a un rattrapage à faire du côté des États. Il faut probablement qu’ils arrêtent de concevoir des lois et les appliquer selon des façons de faire qui reflètent la technologie du siècle dernier », ajoute-t-il.

Au cœur des effets potentiellement délétères de l’intelligence artificielle se trouve la désinformation. Il est de plus en plus facile de créer de toutes pièces des histoires, des photographies, de fausses vidéos, soit beaucoup plus que ce qui était à la portée de Roger Tétreault dans les années 70. L’intelligence artificielle absorbe et apprend à la vitesse grand V, avec comme rare rempart le seul bon vouloir des entreprises privées.

« Il y a un appel fait aux États d’être plus proactifs. Il faut imposer des obligations conséquentes et réalistes pour gérer ce risque-là », ajoute l’expert.

C’est là que le bât blesse, selon lui. « On n’a pas le courage de le faire, tout simplement. »

L’Union européenne planche actuellement sur de nouvelles directives pour encadrer l’intelligence artificielle. Au Canada, c’est le projet de loi C-27 qui est actuellement à l’étude. Il vise à « interdire certaines conduites relativement (sic) aux systèmes d’intelligence artificielle qui peuvent causer un préjudice sérieux aux individus ou un préjudice à leurs intérêts. »

« Il y a certaines analogies qu'on peut faire avec les médicaments. On n’accepte plus aujourd'hui que quelqu'un mette en marché un médicament sans qu'il ait été l'objet de vérifications pour s'assurer de son innocuité et son efficacité », image Me Trudel.

Ainsi, le projet de loi C-27 comprend une obligation d’atténuation des risques pour les compagnies d’intelligence artificielle. Le ministre détiendrait le pouvoir d’ordonner à une entreprise de mettre en œuvre des mesures pour éviter les risques de préjudice. « On a laissé se développer des modèles d’affaires sans évaluer les risques qui pourraient être associés à ça », selon Me Trudel.

Pour lui, le cheminement de ce projet de loi rend d’autant plus pertinente cette idée d’un moratoire sur le développement de ces technologies.

« Le processus législatif au Canada ne va pas très vite ces temps-ci. Quand on regarde d’autres projets de loi comme C-18 et C-11, ça traîne depuis quasiment trois ans » se désole-t-il.

D’autant plus, selon l’expert, que les débats sur ces sujets manquent de sérénité parlementaire. « Ce n’est pas toujours un débat qui va très loin sur le plan conceptuel. Le risque c’est de dire ‘Ah mais là, le gouvernement veut censurer et s’immiscer dans vos affaires.’ Ça peut compliquer l’adoption de pièces législatives comme ça. »

Pierre Trudel interpelle aussi les médias, qui devront revoir leurs façons de faire pour assurer une meilleure détection de la désinformation.

« La fragilisation des médias, c’est justement l’absence d’un cadre juridique conséquent. On a laissé se développer les plateformes, et on voit ce que ça donne. […] C’est une industrie lourdement affaiblie, et ça nous indique le genre de désastre auquel nos démocraties risquent de devoir faire face si on ne fait rien », prédit le juriste.