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Comme une fouille à nu

Une action collective au Nunavik s’abat sur le système judiciaire.

Salluit, Nunavik, Quebec
Salluit, Nunavik, Quebec

Près de 300 millions de dollars sont maintenant en jeu devant la Cour supérieure du Québec. Près de 1500 anciens ou actuels détenus inuit poursuivent Québec pour violation de leurs droits fondamentaux. Ils soutiennent que l’État québécois n’a pas pris les mesures nécessaires pour respecter la règle des trois jours, celle par laquelle un détenu est en droit de comparaître dans ce délai pour plaider sa demande de remise en liberté avant son procès. Une nouvelle tuile qui s’abat sur le système judiciaire au Nunavik, déjà aux prises avec un manque d’effectifs et un fonctionnement maintes fois décrié. 

Michael Carrier est citoyen de Kangirsuk. Il a été arrêté en juillet 2018, puis détenu au poste de police de son village. Lors de sa comparution téléphonique, le ministère public s’est opposé à sa remise en liberté, déclenchant de fait ce qui constitue l’objet même de l’action collective autorisée par la Cour supérieure le 10 janvier dernier. 

Normalement, un prévenu a droit à une enquête sur remise en liberté dans les trois jours suivant son arrestation, une règle respectée scrupuleusement au « sud ». 

C’est sans compter les problèmes inhérents au fonctionnement du système judiciaire dans les 14 communautés du Nunavik. 

« Je vous dis, c'est une situation de deux poids, deux mesures, les citoyens (…) au nord du Québec n'ont pas les mêmes droits que les citoyens au sud du Québec, c'est inacceptable ». Ces paroles sont celles de l’actuel ministre de la Justice du Québec Simon Jolin-Barette lorsqu’il était dans l’opposition. Elles trônent en introduction de l’action collective qui se trouve actuellement devant les tribunaux.  

Ce constat est partagé par de multiples acteurs du monde juridique. La Commission Viens a analysé l’enjeu en profondeur lors de son enquête sur les relations entre les autochtones et certains services publics. Du Barreau à la Cour du Québec, rarement aura-t-on vu une telle constance sur le diagnostic à poser. 

Et l’enjeu ne date pas d’hier. « Cette situation entraîne le déplacement inutile et répétitif de nombreux détenus ou de familles, lorsqu’il s’agit de dossiers dans les matières relatives à la jeunesse. Ces déplacements génèrent des coûts de transport élevés et le non-respect des délais légaux pour la tenue d’enquêtes sur mise en liberté », s’inquiétait la Cour du Québec dans son rapport annuel de 2012.

Même son de cloche du côté du Barreau du Québec, qui souscrivait, en 2018, aux conclusions du Protecteur du citoyen, à savoir que les Nunavimmiuts subissent un « parcours éprouvant » entre l’incarcération et la détention. 

En quoi consiste, donc, ce parcours dénoncé par cette action collective ?

Voyage au bout du système

Après avoir comparu par téléphone le 5 juillet 2018, Michael Carrier, menotté aux pieds et aux mains, s’est fait conduire vers l’avion qui lui ferait faire le tour du Québec dans les 10 jours suivant son arrestation, selon le récit qu’il en fait dans la demande introductive d’instance que nous avons pu consulter. 

Destination finale : Amos, où aurait lieu son enquête sur remise en liberté. Même si un voyage direct par avion est théoriquement possible vers la ville d’Abitibi, Michael Carrier s’est plutôt fait transporter à Kuujjuaq, puis à Montréal, où il sera ensuite déplacé vers Saint-Jérôme pour y être incarcéré.

Déjà, deux jours se sont écoulés depuis son arrestation et sa comparution est prévue trois jours plus tard. 

Ce qu’implique une incarcération est très clair : « Les établissements de détention mènent généralement à des fouilles assez exhaustives chaque fois qu'un prévenu est admis, ou qu'il quitte. Le nombre de transferts influencera ainsi le nombre de fouilles subies », indique en entrevue Me Louis-Nicholas Coupal, avocat de M. Carrier. 

En d’autres termes, on procèdera à une fouille à nu sur le prévenu, à peu près aussi souvent qu’il sera déplacé d’un centre de détention à l’autre. 

Six fouilles à nu

Michael Carrier soutient avoir été l’objet de six fouilles à nu entre son arrestation et son enquête pour remise en liberté. Une fois à Saint-Jérôme, son voyage ne fait que commencer. 

C’est par fourgon cellulaire qu’il sera transporté vers Amos, un voyage d’une journée complète, à plus de 500 kilomètres de Saint-Jérôme. 

Lors de sa comparution le 10 juillet, cinq jours après son arrestation, on fixe au 13 juillet sa date pour enquête sur mise en liberté. Et tout juste avant l’audience, le Ministère public aurait finalement consenti à sa remise en liberté, selon la demande. 

Le retour dans sa communauté se fera en sens inverse, pour retrouver les siens le 15 juillet suivant. 

Par courriel, Me Coupal cite ce passage de La Reine c. Hall, arrêt de la Cour suprême : « (...) dès qu’il existe un risque de perte de liberté, ne serait-ce que pour une seule journée, il nous incombe, en tant que membres d’une société libre et démocratique, de tout faire pour que notre système de justice réduise au minimum le risque de privation injustifiée de liberté. »

Qu’est-ce qui doit être mis en œuvre par l’État québécois pour pallier un problème, qui, selon les différents intervenants, comprend une pénurie de ressources et une mésadaptation du système judiciaire aux traditions et coutumes juridiques des Inuit ?

En entrevue à l’émission Enquête le 22 février dernier, le ministre Jolin-Barrette disait vouloir implanter des solutions « pratico-pratiques » pour améliorer le système de justice. Un rapporteur spécial, Jean-Claude Latraverse, ancien procureur qui a œuvré au Nunavik, doit rendre son rapport le 31 mai prochain. 

Pour l’heure, le cabinet du ministre ne s’est pas avancé sur les solutions envisagées, malgré nos demandes d'entrevue.

En attendant, l’action collective, dont les membres sont représentés par Michael Carrier, va de l’avant. Chose certaine, si les récits qui seront présentés devant la Cour supérieure sont similaires à celui de M. Carrier, on risque fort d’assister à une fouille à nu peu reluisante d’un système judiciaire déjà critiqué depuis longtemps.